Le petit bureau de Samah Salaime Egbariya a pignon sur rue, dans laville israélo-arabe de Lod. Elle se souvient de ces tragédies survenues à Lodet Ramlé au cours des dernières années, et des noms de ces malheureuses femmes,abattues ou poignardées à mort par des membres de leur famille, dans ce qui estcommunément appelé des « crimes d’honneur ». Elle cite le cas de Yasmine AbouTzalouk de Lod, abattue de 14 balles – dont 7 dans la tête – par son mari,Khaled, en avril 2011. Le meurtre avait eu lieu au cours d’une violentedispute, suite à la décision de son mari de prendre une seconde épouse.
Elle se rappelle aussi la belle adolescente assassinée par son frère, pouravoir refusé d’épouser son partenaire en affaires, un trafiquant de drogue deJaffa.
A « Na’am, Femmes Arabes du Centre », l’organisation qu’elle dirige, une grandeeffervescence règne dans le bureau. Egbariya dispose des chaises et des tableset s’apprête à accueillir une conférence ainsi qu’un spectacle de marionnettesqui porte sur l’abus sexuel. Cet événement, encore impensable il y a quelquesannées, cible des jeunes femmes arabes qui résident dans le centrecommunautaire d’une rue voisine.
Selon Egbariya, ce genre de campagne de sensibilisation menée par sonorganisation joue un rôle majeur dans la prise de conscience du problème de lapart des femmes arabes de la région. Ainsi aidées et guidées, elles sont plus àmême d’évaluer où sont les limites de ce qui est permis, ou pas, dans lesrelations entre les membres d’une même famille. Des outils sont ainsi mis àleur disposition pour faire valoir leurs droits au sein même de la cellulefamiliale.
Une prise de conscience à mettre en partie à son actif puisqu’en 2012, et cepour la première fois en dix ans, pas une seule femme arabo-israélienne n’a étéassassinée pour un crime d’honneur dans ce district de la police.
Un scénario macabre
Appeler ces assassinats « crimes d’honneur, permet deminimiser leur gravité au sein des populations touchées.
Et pour la police, ce vocable est un argument qui permet de dire qu’il n’y arien à faire pour endiguer le phénomène.
Nous nous sommes battues pendant des années pour qu’on cesse de nommer cesmeurtres ainsi et inciter les forces de police à consacrer davantage de temps àl’investigation et à la prise de mesures pour sensibiliser cette communauté àce fléau. Le fait que ces crimes soient enfin en nette régression n’est pas lefruit du hasard. » Pour Egbariya, ce succès prouve que les campagnes desensibilisation sur le terrain et le battage médiatique sont utiles et peuventinciter la police à s’investir davantage.
« Obtenir des résultats c’est une question de volonté ».
Autrefois, ces meurtres se déroulaient selon un scénario bien rodé. Les porteset les fenêtres se fermaient subitement, les rues se vidaient dans lesquartiers arabes de Ramlé et de Lod et quelques heures plus tard, la policerecevait un appel lui demandant de venir chercher un corps. Une douzaine demeurtres de ce genre ont été répertoriés dans ce centre névralgique du pays.Ces assassinats au nom de l’honneur ont choqué les esprits israéliens, aussibien arabes que juifs.
Selon l’inspecteur en chef Yigal Ezra, détective et vétéran du commissariatcentral de ce district, il y a eu au cours des 15 dernières années environ 20meurtres de femmes arabes, commis par un de leurs proches de sexe masculin,rien que dans le quartier. Il suffit qu’une femme refuse une proposition demariage ou demande le divorce, et c’est assez pour faire naître des bruits ausein de ces communautés, incriminant son comportement. Elle se voit soudaininjustement accusée de chatter sur Internet avec des hommes autres que sonmari, ou de leur envoyer des textos. La rumeur enfle, prend une tournuredramatique, puis signe l’arrêt de mort de l’intéressée, qui s’avère la seule issuepour la communauté.
Ezra, simple flic ?
Mais le mois dernier, le commissariat central du district afait part d’une bonne nouvelle : dans son dernier rapport annuel, aucun crimed’honneur n’était à déplorer en 2012.
Si les activistes qui oeuvrent sur le terrain s’attribuent ce succès, lapolice, de son côté, y voit le fruit de ses efforts pour construire des pontsavec la communauté arabe israélienne. Et plus précisément, un programme piloteadapté, mis en place il y a 3 ans, qui permet d’identifier les femmessusceptibles d’être menacées par ces pratiques, afin de les protéger de cespotentielles exactions. Une fois repérées, ces femmes sont placées sous tutellepolicière et les forces de l’ordre entrent en contact avec les hommes de leursfamilles, avant que les rumeurs et les accusations ne les poussent au meurtre.
Pour le commissariat central, ces progrès sont largement à mettre au crédit ducommissaire Ezra, conseiller aux affaires concernant les populations arabes.C’est lui qui mène avec succès ce programme auprès de ces populations.
Ezra ne se considère pas comme un simple flic. Mais plutôt comme un médiateurqui conseille les membres de ces communautés et les aide à régler leursdifférends. Assis dans son bureau du commissariat central du district, équipéd’une cafetière électrique qui concocte un café noir comme les cheikhs devisite et les jeunes hommes de la communauté arabe aiment à le boire, ce juifarabophone, en pleine force de l’âge – dont les racines se trouvent en Irak –affirme que l’essentiel de son travail consiste à rencontrer les membres decette communauté en tête à tête.
Le but est d’installer une confiance propice à la confidence et de tisser desliens avec eux, dans le but d’instaurer une meilleure coopération. « Avant unmeurtre, les rues se vident, les stores sont baissés, les lumières des maisonss’éteignent, puis l’assassinat a lieu. Quelques heures plus tard, la policereçoit un appel disant : « Il y a un corps ici ».
Nous nous rendons sur les lieux ou règne un silence absolu, face à des visageshermétiquement fermés qui refusent toute idée de coopération. Notre objectif,au cours des dernières années, a été d’obtenir qu’ils ne ferment plus leursfenêtres, mais au contraire les ouvrent, et leurs yeux avec, et consentent ànous parler », avance Ezra.
Un triangle de la mort
Ce commissariat central est l’un des plus importantsparmi ceux des forces de police israéliennes. Il gère plus de 1 600 000habitants, répartis dans plus de 230 villes et villages. Il comprend non seulementLod et Ramlé, mais aussi les villes arabes d’une région appelée « le Triangle». L’automne 2010 a connu une déferlante de « crimes d’honneur » à Lod – donttrois en octobre. L’un d’entre eux, particulièrement sanglant, avait coûté lavie à deux femmes, fusillées l’une après l’autre devant leurs enfants.L’effusion de sang avait alors incité le Premier ministre Binyamin Netanyahou àse rendre dans la ville sinistrée, et à promettre aux habitants de ramener lasécurité.
Des forces policières paramilitaires ont ainsi été déployées, et pendant uncertain temps tout le pays a eu les yeux rivés sur la ville, plaque tournantedu commerce des armes et de la drogue dans le pays, depuis longtemps déjà. Lebattage médiatique autour de l’événement et la pression exercée par lespopulations locales ont contraint la police à mettre ces « crimes d’honneur »en tête de ses préoccupations, avec, pour conséquence, la demande de changementde terminologie pour les nommer.
Une ordonnance émanant de l’inspecteur général Yohanan Danino, rendue enfévrier 2012, stipule que tous les agents doivent désormais remplacer le termede crime d’honneur par « meurtre au sein de la famille ».
Ezra soutient que les Israéliens ont commis une erreur en mettant ces meurtressur le compte de la tradition islamique, issue de la tradition bédouinepréislamique, dont la culture arabe aurait hérité. Le conflit entre traditionet modernité est au coeur du problème. C’est le haut degré de criminalité quirègne au sein de ces populations qui est responsable de ces exactions. « Cesont des bandes de malfrats qui commettent ces assassinats. Ces truands ontpris la culture traditionnelle de leurs familles en otage pour y faire régnerleur machisme et leurs pratiques criminelles », note-t-il. Ezra révèle que lesmeurtriers appartiennent le plus souvent à des familles déjà largementimpliquées dans le commerce des armes et de la drogue. Ce sont des « individusqui ont la gâchette facile, un accès facile aux armes à feu, et du sang sur lesmains.»
Gagner la confiance
Endiguer ce fléau passe, de son point de vue, parla prévention. Il faut identifier et localiser ces femmes qui pourraient être la cible de cespratiques, repérer les membres de sexe masculin de leur famille et habilementinclure la police dans l’équation, avant qu’un assassinat ne puisse êtrecommis. Si besoin, la police prend contact avec les services sociaux en vue desoustraire les victimes à leur environnement et les placer dans un centre pourfemmes battues : un pis-aller, à moitié satisfaisant.
« On ne s’y résout qu’en dernier recours. Ce centre, c’est comme une prison.Elles se retrouvent seules des jours et des nuits, livrées à elles-mêmes dansune ambiance confinée, isolées de tout, sans contact avec leurs familles nileurs amis, pendant que le criminel qui les menace vaque à l’air libre sansêtre inquiété. » Sans la coopération des familles et des témoins, il estparticulièrement difficile de trouver les coupables.
Selon Ezra, depuis plusieurs années, la police a réussi à construire progressivementune relation de confiance au sein de ces communautés, grâce au dialogue, auxconférences, et à des relations basées sur le donnant-donnant. En exemple, ilraconte comment il a pu aider, un jour, les habitants de la ville musulmane deJaljulya, située dans le Triangle. Un employé de la municipalité, très zélé,avait verbalisé des voitures garées devant une mosquée pendant la prière duvendredi. Ezra a travaillé activement à faire sauter ces contraventions, et cefaisant il a gagné la confiance de ceux qui ont profité de l’amnistie obtenue.« Ces efforts sont faits », explique-t-il, « pour encourager les membres de cescommunautés à nous percevoir, mes collègues et moi, comme capables de les aiderconcrètement, et pas seulement comme servant uniquement à les balancer dans unpanier à salade ».
Ses efforts ont porté leurs fruits et les jeunes hommes arabes l’appellent deplus en plus, même pour lui demander conseil dans des problèmes de famille. «C’est plutôt amusant, un homme arabe qui appelle un policier juif pour desconseils matrimoniaux », pointe Ezra.
Tout est dans le renseignement
Dans l’exercice de ses fonctions, il lui estarrivé d’être assisté par des chefs de clan, qui l’ont aidé à réconcilier desfamilles arabes du quartier. Il a même organisé une rencontre entre les membresde deux familles de Jaljulya, en conflit. Certains de leurs membres étaient desmeurtriers condamnés à perpétuité emprisonnés en Israël. Ezra a réuni les cinqbelligérants incarcérés pour une entrevue en prison, puis il a publié cesimages sur un forum Internet israélo-arabe très populaire. Les autres membresde ces familles, encore en train de se tirer dessus à cause de cette histoire,ont pu voir les efforts que faisaient ceux qui étaient derrière les barreaux pourrégler leurs différends.
Finalement, le succès de ces programmes de sensibilisation dépend pour unelarge part de la qualité des relations établies entre la police et lespopulations civiles. La confiance, c’est le meilleur service de renseignementqui soit.
« Quand je dis service de renseignement, je ne parle pas du Mossad ni du ShinBet (Agence israélienne de sécurité). Notre renseignement repose sur desrumeurs que nous devons savoir entendre, ou parce qu’une femme se décide àvenir témoigner », affirme Benzi Sau, assistant en chef du district central.Sau confie qu’au cours de la dernière décennie, il y avait environ 35 meurtresde femmes par an dans le secteur, dont un tiers étaient victimes de violencesdomestiques.
Quand une femme juive est assassinée, dans 90 % des cas, c’est par son mari,dit-il, ajoutant que, dans le secteur arabe, c’est beaucoup plus complexe, caron doit suspecter en général tous les membres mâles adultes de l’entourage dela victime. Il explique qu’au niveau du renseignement, quand la police vaentendre parler d’une femme en danger, victime de violence, ou d’abus sexuel,ils vont alors la convoquer pour une audition. Des agents de sécurité vontensuite se rendre dans la famille, et interroger les hommes dont ils pensent qu’ilsconstituent une menace pour elle. Puis ils vont demander aux leaderscommunautaires concernés de participer à la médiation du différend. En dernierrecours seulement, la police prendra contact avec les services sociaux pour quela femme soit placée dans un centre d’accueil, temporairement.
Briser le mur du silence
Au cours de leur carrière, les officiers de Sau seheurtent à une certaine méfiance fortement ancrée à l’égard de la police. Surses 2 800 membres en poste dans ce secteur on ne compte que 15 musulmans. « Ilsnous reprochent de ne pas nous préoccuper suffisamment de ce secteur et de nepas nous investir pour trouver les coupables. Mais il faut justement leur fairecomprendre que plus ils coopèrent avec nous, plus nous aurons des chances de mettreles coupables sous les verrous. On ne peut pas travailler sans eux », insisteSau.
Le manque de confiance entre la police et les citoyens arabes d’Israël estrécurrent. Leurs rapports sont empoisonnés par la suspicion et la frustration.Les Arabes israéliens, qui représentent environ 20 % de la population, ontparfois des relations conflictuelles et des sentiments mitigés à l’égard del’Etat juif.
Outre les plaintes de brutalité policière dont ils se disent victimes, ilsperçoivent souvent la police comme indifférente ou insensible aux crimes quiaffectent leurs collectivités, a contrario de la criminalité qui sévit dans lesagglomérations juives. Les fonctionnaires de police, pour leur part, ontaffirmé à plusieurs reprises leur intention de rétablir la sécurité dans lesecteur arabe, où les armes à feu illégales sont largement disponibles et letaux d’homicides beaucoup plus élevé que dans la société juive israélienne.Mais ils répètent que ces efforts sont entravés par un mur de silence et lerefus de coopérer avec la police.
Mortes pour rien
Au fil des ans, il s’est avéré que les pires actes de violenceont été commis à l’encontre des femmes du clan Abou Ganem. Cette famillebédouine vit dans et autour de Ramlé.
Sa communauté compte des milliers de membres. « Wael », 49 ans, père de 10membres du clan, affirme que les tueries ont cessé en grande partie depuis lechangement de tactique et d’approche de la police. « Parfois, lors d’unebagarre ou d’un conflit dans Jawarish (un quartier délabré de la banlieue deRamlé) la police va venir s’asseoir avec les deux parties adverses pour parlerdu problème, essayer de trouver des solutions, et éviter que la situation nedevienne incontrôlable.
Cela ne s’est jamais fait auparavant. » Wael, qui a demandé à garderl’anonymat, vit à Jawarish dans un immeuble qui servait de lieu de rendez-vouspour les gangs. Ils venaient y régler leurs différends qui se soldaient souventde façon sanglante. Wael voyait régulièrement des dizaines de morts, à l’époqueoù cet endroit était une plaque tournante de la drogue dans les années 1980 et1990, heureusement devenu plus calme aujourd’hui.
Selon lui, maintenant les policiers passent plus de temps à essayer d’entrer encontact avec les hommes de la communauté, plutôt que de simplement venir lesarrêter. « Ils viennent à leur rencontre pour négocier une houdna (trêve) etdans environ la moitié des cas, ils parviennent à influencer les famillesennemies dans le sens d’un certain apaisement ».
A la fin de la journée, ponctue-t-il, la collectivité arrive à mieux gérer leconflit et à se responsabiliser.
« Quand il y a un meurtre dans le secteur juif, toute la famille coopère avecla police. Chez nous, c’est le contraire », explique Wael. L’homme s’enfélicite. Et se désole du triste sort qui a été réservé à ces dizaines defemmes qui avaient pourtant la vie devant elles. « Quand on pense qu’elles ontété abattues ou poignardées à mort, cela n’a aucun sens », pointe-t-il, « dansaucun de ces assassinats il n’était question d’honneur. Elles sont mortes pourrien. »