Deux familles, une histoire

Les uns descendent d’une famille presque totalement détruite par la Shoah, les autres de pro-nazis. Ensemble, ils recherchent leurs racines.

Friedemann Derschmidt et Shimon Lev (photo credit: LUDWIG LOECKINGER)
Friedemann Derschmidt et Shimon Lev
(photo credit: LUDWIG LOECKINGER)
L’art doit être une expérience émotive, à la fois pour le créateur et le spectateur.
L’exposition Archives de deux familles, qui s’est ouverte le 10 juillet à la galerie P8 de Tel-Aviv, présente conjointement les œuvres de Shimon Lev et de Friedemann Derschmidt. Elle est bien plus qu’une contribution parmi tant d’autres au monde de la culture : elle puise, en effet, avec beaucoup d’émotion dans la douloureuse histoire récente des ancêtres des deux artistes. On y voit des objets et des images qui font remonter les souvenirs d’événements cataclysmiques qui ont semé la dévastation il y a une génération à peine. Mais tandis que l’une de ces familles était victime du fléau nazi, l’autre participait activement à infliger les souffrances.
Le père de Lev s’appelait Zeev. Né à Vienne, il a pu fuir en Angleterre dans un Kindertransport de janvier 1939, puis a été déporté au Canada en tant qu’étranger citoyen d’un pays ennemi. Car, si le gouvernement britannique, dans sa magnanimité, a aidé à sauver près de 10 000 enfants et adolescents juifs entre décembre 1938 et août 1939, il plaçait également tous les individus de plus de 16 ans provenant de pays ennemis dans des camps d’internement – y compris, paradoxalement, les Juifs. Certains ont ainsi été isolés sur l’île de Man, en mer d’Irlande, tandis que les autres étaient expédiés au bout du monde, en particulier en Australie et au Canada.
Alors que Zeev, adolescent, partait pour l’Angleterre, ses parents et sa petite sœur restaient à Berlin, où la famille s’était installée en 1934. Tous les trois allaient mourir peu après dans la Shoah.
Bien des années après son déplacement forcé en Amérique du Nord, le Pr Lev fait son aliya et fonde, en 1969, le célèbre Machon Lev, institut pour les études technologiques à Jérusalem. Sept ans plus tôt, il avait reçu le prix Israël pour ses travaux dans le domaine des sciences exactes.
Comme le père de Lev, Derschmidt vient lui aussi d’Autriche. Mais la ressemblance s’arrête là, car le contraste entre les deux familles ne pourrait être plus grand. Alors que celle du père de Lev a été décimée par les Allemands, les grands-parents de Derschmidt étaient, eux, d’authentiques nazis.
Mythes, histoires et mensonges
A vrai dire, les desseins malfaisants de la famille de l’Autrichien sont nés avant même l’arrivée d’Hitler au pouvoir. Déjà, son arrière-grand-père, le Dr Heinrich Reichel, était un eugéniste qui avait décidé de produire le plus possible de descendants bien à lui, dans l’intention d’apporter sa contribution à la perpétuation de la « pureté raciale ». Il est l’auteur d’un article sur ce thème intitulé « Alfred Ploetz et le mouvement eugéniste contemporain », paru en 1931 dans la très respectable revue de la Société viennoise de médecine.
Alfred Ploetz était un biologiste, un eugéniste et un médecin raciste ; on lui doit le terme « hygiène raciale ». Il a été un ardent partisan du parti nazi.
Enfant, Derschmidt savait seulement qu’il appartenait à une lignée prestigieuse. C’est en grandissant, au fil des ans, qu’il commence à déterrer des squelettes et ne les trouve pas très à son goût.

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« Avec l’aide d’autres membres de ma famille, j’ai compris peu à peu qu’un cocon très élaboré avait été tissé autour de nous, fait de mythes, d’histoires et de mensonges sur les générations précédentes », raconte-t-il. « J’ai appris que des individus que j’aimais beaucoup s’étaient appliqués à entretenir activement cette auto-glorification, et certains continuent d’ailleurs à le faire encore aujourd’hui. A l’intérieur du cocon qui entoure notre famille, certains membres ont été partisans, et même membres actifs du parti nazi, mais aussi SS ou officiers dans l’armée. »
Derschmidt se met alors en devoir de faire tomber les masques en enrôlant dans son combat de nombreux membres de sa famille, s’aliénant ainsi une grande partie de ses parents éloignés, tandis que d’autres le félicitaient pour son initiative.
« En 2010, j’ai mis en place une plateforme Web 2.0 avec mon cousin Eckhart et invité parents proches ou éloignés à y apporter leur contribution », raconte-t-il. « Je les ai un peu provoqués en leur demandant si le Dr Heinrich Reichel n’avait pas mené son expérience génétique personnelle sur ses propres enfants, et si nous n’étions pas le fruit de cette expérience. »
Odyssée familiale
Tout en jetant ce pavé dans la mare, il laisse à ses interlocuteurs le temps de reconsidérer leur position, et la possibilité de le rejoindre pour affronter ensemble ce malaise commun. « Je leur ai promis que la plateforme ne serait pas rendue publique avant deux ans », précise-t-il.
La plateforme communautaire Web 2.0 créée par Derschmidt se nomme Reichel Komplex et débute comme un blog fermé réservé à la famille étendue. Elle vise à réunir les légendes et les histoires de la famille, mais aussi à aider ses membres à affronter les pénibles problèmes de culpabilité dus à l’adhésion des générations précédentes au mouvement nazi.
« Pendant ce difficile et douloureux processus, une personne de ma famille élargie s’est jointe au projet », poursuit Derschmidt. « Et je me suis aussi fait de vrais ennemis au sein de ce même clan, qui m’en voulaient de remuer ainsi le passé. Paradoxalement, je suis devenu un antagoniste de mon grand-père en faisant exactement ce qu’il souhaitait que les gens fassent : des recherches sur la famille. Pourtant ce qui m’intéressait, moi, ce n’était pas l’aspect génétique, mais les positions idéologiques de six générations de cette grande famille bourgeoise. »
Lev non plus n’ignorait pas qu’en s’alliant à « l’ennemi », il courait le risque de subir un retour de manivelle. « C’est une exposition un peu audacieuse, et je sais qu’elle dérangera pas mal de monde », commente-t-il.
Cette odyssée familiale historique dans laquelle il s’est embarqué dure depuis de nombreuses années. Ce n’était donc pas sa première incursion dans ce domaine. « J’ai fait toutes sortes de choses en rapport avec la famille », explique-t-il. « Depuis le début des années 1990, je travaille sur un projet lié à nos origines. »
Le Journal de famille en images renferme des centaines de photographies illustrant divers aspects de cette famille juive. Au fil des ans, des questions se sont posées concernant la continuité de la culture juive au sein de la cellule familiale, les comportements adoptés vis-à-vis de la Shoah et les ruptures et les calamités qui ont suivi celle-ci.
Rapprochement tout naturel
L’idée n’était pas de traiter l’énormité de la tragédie qui a frappé les Juifs d’Europe, mais de déterminer avec précision ce qui était arrivé à la famille de son père en particulier. « Dans le cadre du Journal de famille en images, j’ai travaillé ces dernières années sur un projet intitulé Objets de mémoire à Vienne, à Berlin, en Ukraine et en Israël. J’ai photographié et retrouvé des lieux, des racines et des souvenirs liés aux ancêtres de mon père », poursuit Lev.
L’histoire de cette famille a également influé sur sa vie et elle a des implications plus larges sur la société dans son ensemble, à la fois ici et là-bas. « Le travail réalisé pour cette exposition porte non pas sur les aspects généraux et incommensurables de la Shoah, mais plutôt sur les complexes histoires individuelles et leurs conséquences sur la vie actuelle, sur le plan personnel, lorsqu’on a grandi en Israël et que l’on y vit. Ce travail négocie avec le passé et le présent, il traite à la fois de l’histoire personnelle et de l’Histoire avec un grand H, il examine les possibilités de dialogue entre Autrichiens et Allemands, des archives, et la méthode par laquelle l’histoire est utilisée, gommée, façonnée, représentée et enseignée à toute une société. »
Lev et Derschmidt se sont rencontrés dans le cadre du projet MemScreen, pour lequel l’Autrichien avait demandé à plusieurs artistes israéliens de présenter leurs pratiques artistiques dans le contexte de la politique de la mémoire et de la recherche visuelle, principalement en Autriche et en Israël. Leur rapprochement s’est fait tout naturellement, malgré des bagages personnels diamétralement opposés.
Dans l’exposition Archives de deux familles, on peut voir par exemple une carte de ce que Lev a appelé « La Marche » : elle indique l’itinéraire suivi par les parents et la sœur de son père, sous la menace des nazis, entre une synagogue et la gare où les attendait le train qui allait les emporter à Auschwitz.
Autre image de l’exposition, innocente en apparence, mais qui fait froid dans le dos : celle d’une femme blonde lisant une carte postale. Cette femme vit actuellement à Berlin, dans l’immeuble où habitaient les grands-parents de Lev. La carte avait été envoyée au père de Lev par ses parents, par l’intermédiaire de la Croix-Rouge. 
L’exposition Archives de deux familles se tient à la galerie P8 de Tel-Aviv jusqu’au 9 août prochain. Pour toute information : 050-861- 6601
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