Sirènes et missiles n’ont pas empêché l’assistance d’être nombreuse àl’Institut français de Tel-Aviv ce soir de novembre, en pleine opérationisraélienne à Gaza, « Pilier de défense ».
Tous étaient là pour écouter, attentifs, Georges Bensoussan, historien duMémorial de la Shoah, présenter son dernier opus : Juifs en pays arabe, Legrand déracinement 1850-1975.
Une saga exemplaire dont les quotidiens le Monde et Libération n’ont pourtantpas daigné faire la critique, jugeant l’oeuvre par trop « militante »,contrairement au Figaro et à Marianne qui lui ont consacré un article. LeJerusalem Post n’a bien sûr pas renâclé à la lecture de l’immensechef-d’oeuvre, avant de rencontrer l’auteur et de lui poser quelques questions.
Tout d’abord, petit retour sur la note liminaire et l’avant-propos qu’il faut «lire attentivement » pour saisir la méthodologie « totale » de l’auteur(histoire, sociologie, économie, anthropologie, ethnologie). Méthodologie quilui permet de retrouver, tel un archéologue, cette « cité engloutie », ces «Juifs oubliés » et « orphelins du temps ».
C’est Avner Lahav, qui vient de traduire en hébreu un des ouvrages de Bensoussan,qui introduit la conférence. L’occasion d’expliquer la longueur de Juifs enpays arabe (900 pages) : « Il fallait prendre le temps, le souffle, de racontercela dans sa totalité ». « On pourrait envisager une version abrégée de 300pages sur la fin du judaïsme en Orient, après la guerre », concède Bensoussan.
« En moins d’une génération, des centaines de milliers de Juifs installésdepuis 2 000 ans ont été déracinés ». Si l’on remonte si loin, c’est parce quela présence juive au Maghreb date de l’Antiquité, c’est-à-dire de la chute du1er Temple, ainsi que de la fin de la révolte de Bar Kochba en 131 après J.-C.,donc bien avant l’arrivée des Arabes. Au Moyen-Age, la majorité des Juifsvivaient en terre d’Islam. Ce n’est qu’aux 15e et 16e siècles que le centre degravité bascule vers la chrétienté.
S’intéressant tout particulièrement aux Juifs du Maroc dont il est originaire,l’auteur déplore qu’« en 25 ans, cette communauté ait disparu, et ce, sansgénocide ». Une « disparition d’un monde millénaire », qu’il raconte en deuxgrandes parties : l’effritement lent de la tradition 1850-1914, et ledélitement d’un monde 1914-1975.
Sortir des sentiers battus
La modernité est le point-clé du livre, le 19esiècle marquant les premiers éléments de la faille, lorsque les Juifs sont lespremiers à rallier l’Europe et ses valeurs : l’émancipation par les Lumières,le rôle et l’oeuvre de l’ Alliance israélite universelle qui s’est battue pourque l’on reconnaisse les Juifs comme un peuple et pas seulement une religion,et la question du sionisme, suspect en terre arabe et interdit à partir desannées 1930.
Mais, souligne l’historien, « la fin du monde juif en terre arabe ne se lit passeulement à la seule aune du conflit israélo-arabe ».
Cinq pays ont été retenus : le Maroc, indépendant jusqu’en 1912, qui ne fut passoumis à la loi ottomane, c’est aussi la plus importante communauté juive dumonde arabe ; la Libye, colonie italienne à partir de 1911 ; l’Egypte, terred’immigration pour plusieurs communautés juives au 19e siècle ; l’Irak, plusvieille communauté et deuxième en importance après le Maroc ; le Yémen,communauté assujettie, d’où partira une émigration précoce vers Eretz Israëldès 1880.
Loin de l’auteur, pourtant, la tentation si fréquente de réduire cescommunautés à l’état de folklore. Comme cela arrive souvent à partir duportrait que constitue la vue typique du Mellah, de la robe traditionnelle demariée au Maroc, des objets liturgiques des Juifs du Yémen, ou bien ces « bonssauvages », ces « Juifs authentiques à l’hébreu véritable ».
Tout comme est absente, chez lui, l’adhésion au mythe de l’intolérancefondamentale de l’Islam, malgré l’antisémitisme de toujours dans les paysarabes, rapporté par les témoignages de voyageurs européens. Comme Pierre Lotiou Charles de Foucauld qui écrivait : « Rien ne protège un Israélite de sonseigneur, il est à sa merci ». Ou George Orwell qui notait à Marrakech en 1939: « Ils sortent de terre, affamés, avant de plonger dans le cimetière d’ou lestombes s’effacent bientôt ».
« Une perversion de la vérité »
Autre mythe que Bensoussan réduit à néant : lesoi-disant âge d’or de la prétendue lune de miel judéo-arabe, interrompue parle sionisme.
Si l’intellectuel marocain Abdallah Laroui s’en prend, dans les années 1970, àl’européanisation des Juifs et à leur attitude d’« arrogance » et de «rébellion », l’écrivain juif tunisien Albert Memmi écrit en 1974, au lendemainde la guerre de Kippour : « La fameuse vie idyllique des Juifs dans les paysarabes, c’est un mythe. La vérité... est que nous étions d’abord une minoritédans un milieu hostile... jamais, je dis bien jamais, les Juifs n’ont vécu enpays arabes autrement que comme des gens diminués et exposés ».
Ce mythe d’une chrétienté hostile et d’un Islam bienveillant (surtout après1492) a été créé par des intellectuels juifs au 19e siècle. Avant d’être adoptépar des Israéliens soucieux de l’avenir, puis brandi à des fins de propagandepar les nationalistes arabes, pour lesquels la responsabilité de la disparitiondu judaïsme en Orient incombe aux milieux coloniaux européens, aux militantssionistes, aux organisations juives internationales, aux agents israéliens,enfin, qui auraient poussé les communautés au départ.
La conclusion sur ce point crucial revient à l’historien Cecil Roth quiécrivait en 1946 (citation reprise par Georges Bensoussan) : « L’idée selonlaquelle les Juifs vécurent dans le monde arabe, dans une paix et unetranquillité parfaite, jusqu’au moment où les sionistes militants vinrent bouleverserdes relations réciproques d’une grande régularité, est une perversion de lavérité ».
Georges Bensoussan, Juifs en Pays arabe, Le grand déracinement1850-1975, Editions Tallandier 2012
« Il n’y a pas de tolérance dans l’Islam,tout au plus de l’accommodement »
Entretien avec Georges Bensoussan, àl’occasion de la présentation en Israël de son dernier ouvrage Juifs en Paysarabe, Le grand déracinement, 1850-1975.
Pourquoi nommer votreouvrage « Juifs en pays arabe », et non pas « Juifs arabes » ?
Parce que lenationalisme arabe au 20e siècle les a exclus de leur arabité. C’est unnationalisme exclusif, basé sur l’exclusion des non-Arabes, et aujourd’hui desnon- Musulmans. Les Juifs, qui ne sont pas des Arabes de sang, sont exclus defait, alors qu’ils sont de culture arabe. Ils sont progressivement mis à laporte. Ce ne sont pas eux qui ont décidé de divorcer, c’est le monde arabe quiles a poussés dehors.
D’un million à la fin de la Seconde Guerre mondiale, ils ne sont aujourd’huique 5 000.
Vous démontez le mythe de l’âge d’or entre Juifs et Arabes. Mais d’un autrecôté, vous dites : « Il n’y a pas d’antisémitisme éternel dans le monde arabe». Pourtant, on constate, à vous lire, un antisémitisme profond, réel, égal àcelui qui prévalait en Europe à l’époque d’Herzl...
Il y a eu des pogromes en Europe, à la fin du 19e siècle, et au 20e avant laShoah, qui n’ont pas d’équivalent dans les pays arabes.
Il y a, en Europe, une littérature antijuive, une diabolisation du Juif.Aujourd’hui : le Juif, dans le monde musulman, on le déteste, on le méprise,mais il tient une place secondaire, alors que dans le monde chrétien, il occupeune place primordiale...
Pourtant la comparaison avec les nazis s’impose, et vous l’évoquez : les «chemises de fer » en Syrie, la propagande nazie, Hitler héros dans le mondearabe, le Mufti de Jérusalem à Berlin...
S’il y a effectivement une fascination d’une partie du nationalisme arabe pourle fascisme européen, pour le nazisme (en Syrie, en Irak, au Liban avec lesPhalanges ), mettre sur le même plan le monde arabe et le nazisme est uneerreur historique. Même si aujourd’hui, il y a une vision nazifiée dans lemonde arabe, le Juif y occupe la place qu’il occupait chez les nazis.
Daniel Sibony parle du problème juif de l’Islam qu’il explique par une jalousiepathologique Comment vous l’expliquez, vous, cette haine, cette obsessionantijuive, antisioniste, antiisraélienne ?
L’hypothèse de Sibony est juste. Ils’agit de deux monothéismes, deux religions, nées du judaïsme, ce qui aprovoqué dans les deux cas une relation empoisonnée : la première a cherché àse substituer à la religion-mère, et la deuxième veut être une religion finale.
L’économie psychique du monde arabomusulman (la façon dont un peuple voit le monde)partage le monde en Musulmans et non-Musulmans, et, à l’intérieur du mondemusulman, certains ont des droits inférieurs, comme les femmes, les Juifs...
C’est une société de soumission dans laquelle un maître écrase un esclave quien écrase un autre. Ce qui rend fous les pays arabes, c’est que les Juifs sesoient entièrement émancipés et qu’ils aient créé un Etat, forme suprême del’émancipation, sur une terre qu’ils considèrent, fait unique dans l’histoire,comme la leur, depuis toujours et pour l’éternité. Il n’y a pas de tolérancedans l’Islam, tout au plus de l’accommodement.
La dhimmitude entre dans ce cadre ?
Le statut de dhimmi date du 7e siècle.
C’est un statut de protection pour les non- Musulmans qui peuvent ainsi vivreen terre d’Islam selon certaines conditions.
C’est donc un statut, non d'égalité, mais de faiblesse, essence même del’économie psychique arabo-musulmane.
On est à des années-lumière des idées de tolérance et de laïcité. Pour l’Islam,le monde entier est appelé à devenir un jour musulman ; le dar al-harb (« paysde la guerre », c’est-à-dire tous pays non encore musulmans) doit rejoindre ledar al-islam (« pays de l’Islam »).
Le choc des civilisations annoncé par Samuel Huttington ?
C’est une banalitédont seuls les aveugles professionnels ne voient pas la vérité. La tolérance,c’est l’Edit de Nantes, et l’Islam est très loin de cela. Pour y parvenir, ildoit réviser son texte, comme l’a fait l’Eglise.
Vous êtes responsable éditorial au Mémorial de la Shoah et vous publiez unlivre sur les Juifs dans le monde arabe...
L’histoire juive est un tout, pas une question d’Ashkénazes et de Sépharades.
Mais les Juifs sépharades s'intéressent à la Shoah plus que le contraire, lesAshkénazes ayant un complexe de supériorité de type européen, une reproductiondu clivage Europe-colonisés."