L’histoire commence par une anomalie, une de celles que l’on pourraitignorer tant elle paraît peu probable quant à la déportation des Juifs de France.Pourtant, dès les années quatre-vingt, l’historien Serge Klarsfeld publie cechiffre dans ses recherches sur la Corse : zéro. Oui, aucun juif n’a étédéporté, sauf un « accidentellement », d’origine tchèque, livré lors du voyaged’un préfet sur le continent.
André Campana, journaliste et producteur d’origine corse, apprend cettehistoire par les Klarsfeld lorsqu’il réalise en 1998 un documentaire sur leurcombat et la complicité française dans le crime nazi. D’autres événements commeun article dans Le Monde en 2007 sur la présence juive en Corse suscitent uneenquête. Le réalisateur part sur les traces de cette histoire méconnue, avec safemme Gloria, aujourd’hui disparue, puis avec sa fille Clémentine.
Une première reconnaissance officielle de la Corse comme terre d’accueil et desauvetage des Juifs a lieu en octobre 2010 : l’association « Hommage auxvillages de France », regroupant des enfants et des familles de juifs ayant étésauvés pendant la guerre, honore le village de Canari dans le cap Corse.
Le documentaire s’ouvre sur une séquence émouvante où un dénommé Jean Wohlexplique son arrivée sur l’Ile, jeune enfant pour se cacher, lui qui parlait lecorse, mais a oublié.
Mais la requête d’une association juive corse à Yad Vashem n’est-elle pasdémesurée ? Aujourd’hui, seul le village du Chambon-sur-Lignon a été reconnu «Juste parmi les Nations » au Mémorial.
Ici les avis sont partagés sur ce fait historique qui est loin d’être inscritdans la conscience collective corse. « Les choses n’ont pas été cachées, maiselles n’ont pas été dites », confie André Campana. Pour Noëlle Vincensini,ancienne déportée, cofondatrice de l’association antiraciste Ava basta, la «Corse a connu des collaborateurs, mais, ce qui a dominé chez les Corses, c’estla solidarité avec les Juifs ».
D’autres y sont opposés comme l’historien Sylvain Grégori qui considère « qu’unpeuple entier ne peut pas recevoir le titre de Juste, il faudrait limiter lareconnaissance à des individus et voir ceux qui méritent le titre ».
« L’opinion n’était pas antisémite »
On pourrait croire à l’absence dedéportations parce que la Corse n’a pas été soumise aux mêmes lois. Pourtant,elle a bien reçu les ordres de Vichy : rafler des Juifs étrangers en zoneoccupée, et en zone libre.
Alors pourquoi la Corse a-t-elle été aussi accueillante envers les Juifs ?Louis Luciani, professeur d’histoire en Corse a mis au jour, par un travaildans les archives départementales, nationales et italiennes, les principauxéléments de ce dossier quand il a entrepris avec ses élèves de 4e le Concoursnational de la Résistance.
Document à l’appui, il explique l’action du préfet de Corse, Paul LouisEmmanuel Balley, et de son administration face au recensement des Juifs. « Il ya seulement 146 noms. Pas d’enfants. Et surtout aucun juif étranger »,explique-t-il à propos des Juifs qui seront sur le coup de la déportation en1942.
L’histoire se répète avec Pierre-Henry Rix, sous-préfet de Bastia. A Sartène,le sous-préfet Ravail écrit dans un document officiel, non sans humour : « Iln’existe aucun israélite étranger dans mon arrondissement, sauf touristeséventuellement » ! Il s’agit de tout un système qui rassemble sous-préfets,gendarmes, policiers et la population. Pourquoi un tel engagement quitte àdevenir comme Balley la bête de l’extrême-droite ? « Le préfet ne pouvait allercontre l’opinion publique de l’époque, note Louis Luciani. Or, l’opinionn’était pas antisémite ».
Qui furent les acteurs de cette histoire ? Les réalisateurs sont partis à larencontre de familles juives cachées, et de descendants de Corses. Tousretracent sans fard leur trajectoire et celle de leurs proches : Rachel Niniode Bastia, qui subit comme les autres Juifs l’occupation italienne en Corse dèsnovembre 1942, se souvient de la solidarité des villages pour protéger lesJuifs. Esther Halewa rappelle le courage du maire d’Asco qui voulait faire fuirles Juifs présents par le maquis, Jeannine Casanova de Chera évoque avecbeaucoup d’émotion ce qu’ont fait son père et son grand-père pour une famillejuive et Jean-Hugues Colonna, père du célèbre Yvan Colonna, a lui aussi vécu ausein d’une famille qui a caché des Juifs marseillais à Cargèse.
Heureux comme un Juif en Corse
Pour beaucoup, cette action n’avait riend’héroïque. Henry Parsi, président des antiquaires de Marseille dit de sagrandmère : « Je ne crois pas qu’elle cachait le juif, elle cachait d’abord lepersécuté, comme nous faisons toujours en Corse, même aujourd’hui, que celaplaise ou non ! Les Corses sont ainsi faits ».
Selon le Grand Rabbin Haïm Korsia, « les Corses dans leur ensemble, pas tousles Corses, car il y a eu beaucoup de Corses collaborationnistesinsupportables, mais, dans leur ensemble, les Corses, ont considéré que c’étaitune partie d’eux-mêmes que l’on touchait ».
Il faut dire que ceux que nous voyons à l’écran qui se disent « corse et juif», « juif et corse », dont Alain Bitton, musicologue qui a oeuvré au renouveaude la musique traditionnelle corse, ne furent pas les premiers à vivre surl’Ile. « Etre Juif en Corse, c’est une non-question », poursuit Haïm Korsia, «c’est un lieu de passage qui a toujours accueilli les Juifs, ce qui s’est passépendant la guerre est la conséquence de cette histoire ».
Le documentaire rappelle ainsi les différents flux d’immigration.
Au XVIe siècle, les persécutions antijuives amènent des Juifs à s’installer enCorse, parmi elles de grandes familles qui vont s’assimiler de manière réussie.Il faut également souligner le rôle de deux hommes d’Etat pour métamorphoserl’Ile en « République moderne » : Pascal Paoli, le « Corse des Lumières »,franc-maçon, et Napoléon, les premiers à proposer aux Juifs un statut decitoyen à parts égales.
Enfin, en 1915, 800 juifs français, expulsés de Palestine par les Turcs,débarquent à Bastia, puis à Ajaccio, et forment de nouvelles communautés. BennySabbagh explique l’accueil extraordinaire réservé à cette population et à sonpère totalement démuni à son arrivée, pris en charge par un Corse. A ce titre,« le documentaire montre que les Juifs se sont assimilés à une autre minoritéet que la Corse est un pays ouvert, contrairement à la réputation qu’on luifait », conclut André Campana.
Corse, île des Justes ? Le point d’interrogation restera tant que Yad Vashemn’aura pas rendu son verdict, mais le film rend hommage à des héros trèsdiscrets. Pour Serge Klarsfeld, qui vient de demander à Yad Vashem la médailledes Justes pour le préfet Balley, ce travail de mémoire naissant va aider laCorse à entrer dans l’histoire de la Shoah.