« Il n’est pas de vent favorable pour qui ne connaît pas son port» dit le proverbe. Mais dans les ports israéliens, les embruns semblent plutôtrepousser les navires vers le large. Alors que la tempête gronde, personne nesemble détenir la solution pour rétablir la situation. Dire que les portsd’Ashdod et de Haïfa sont en difficulté est un euphémisme. Ils sont rongés parle népotisme, les salaires exorbitants, une productivité en dessous de lamoyenne, les conflits sociaux et un syndicalisme agressif. Et pour couronner letout, ils ne sont plus en mesure d’accueillir les énormes naviresporte-conteneurs qui naviguent désormais sur les principales routescommerciales du monde.
Une situation alarmante, qui risque de mettre Israël à la merci de l’Egypte etde la Turquie – pays islamiques qui lui sont de plus en plus hostiles – pourprendre en charge une grande partie de ses exportations et importations.
Un monopole qui coûte des milliards
Le professeur David Gilo, chef del’autorité de la concurrence, dénonce le monopole de gestion des sociétésportuaires de Haïfa et d’Ashdod.
Selon un rapport publié en avril dernier par l’Autorité de la concurrence, lesdeux principaux ports israéliens sont 30 % moins efficaces, à volume égal, queleurs concurrents étrangers. Une inefficacité qui implique une perte annuellede quelque 5 milliards de shekels, supportée directement par les consommateurs.La hausse des prix des produits finis et des matières premières utilisées pourleur fabrication en est la conséquence immédiate.
A une époque où les travailleurs sont durement éprouvés par les compressionsbudgétaires et les hausses d’impôts, le chaos qui règne dans les ports setraduit directement par une augmentation du coût de la vie. Il y a deux ans,des manifestants avaient protesté contre la hausse du prix du cottage. Ilsauraient sans doute mieux fait de s’attaquer au comportement scandaleux, etbeaucoup plus coûteux, des travailleurs portuaires. Environ 40 % du produitintérieur brut (PIB) est composé des exportations et plus de 95 % desimportations et exportations transitent par les deux principaux ports du pays.
Depuis 65 ans, les gouvernements successifs tentent d’opérer une réforme desports. Sans succès. Les militants syndicaux ont jusqu’à présent contrecarrétous leurs efforts. La dernière tentative en date est celle de BinyaminNetanyahou en personne, alors ministre des Finances, en 2005. Elle avaitdébouché sur la mise en place de deux compagnies portuaires indépendantes àHaïfa et Ashdod, détenues par l’État, afin de stimuler la concurrence entre lesdeux. Les travailleurs portuaires avaient également reçu 100 000 shekels chacunpour s’engager à reprendre le travail. Ce qui n’a pas pour autant enrayé lagrève du zèle et les ralentissements de travail qui se sont poursuivis demanière officieuse.
Deux Israël
Le gouvernement Netanyahou se prépare aujourd’hui à un nouveleffort de nettoyage des ports, dirigé cette fois-ci par le ministre desTransports Israël Katz. Mais va-t-il aboutir ? Les ports israéliens sont laparfaite illustration de la maladie qui affecte le pays : la schizophrénieéconomique nationale. Il y a deux Israël. L’un est créatif, tapageur, à forteprédominance technologique, composé essentiellement de jeunes entrepreneurs,qui peuvent créer une application Smartphone pour guider les gens vers leurdestination, Waze, conquérir rapidement 50 millions d’utilisateurs, et lavendre à Google pour plus d’un milliard de dollars. Avec cependant unecondition à la clé : que les activités de recherche et développement del’entreprise restent en Israël pendant au moins trois ans.
L’autre est celle des deux ports, de la Compagnie israélienne d’électricité etd’autres entreprises nationalisées. Pour mémoire, il y a deux ans, Alon Hassan,le dirigeant syndical du port d’Ashdod, invitait ses collègues travailleursportuaires à la bat-mitsva de sa fille pendant les heures de travail.
La « petite fête » entraînera « la paralysie quasi-totale del’unedesplusimportantesplaquestournantesdupays»,lit- on alors dans la presse.L’intention de Hassan ne fait aucun doute : montrer qui est le patron.Exportateurs, importateurs et consommateurs israéliens en payent les frais. Le14 juin dernier, Hassan a toutefois démissionné. Un rapport accablant, quidétaille les activités commerciales privées du dirigeant syndical, a été remisau procureur général par les autorités gouvernementales. Le rapport s’inquiètedu fait que les affaires de Hassan aient pu porter atteinte au port et à sesclients.
Nul n’est prophète en son pays
Israël n’a pas suivi la tendance mondiale deprivatisation des grands ports. En 2006, Dubaï Ports World (DPW) acquiert sixgrands ports américains : New York, Baltimore, Miami, la Nouvelle-Orléans,Philadelphie et celui du New Jersey, ainsi que des opérations dans 16 autresports. Dans la foulée du 11 septembre, la transaction déclenche un tollé. Unesolution est trouvée : le groupe d’assurances américain AIG (American InsuranceGroup) obtient les actifs portuaires tandis que DPW se charge des opérations etdu fonctionnement. Un modèle qui peut également s’appliquer à Israël. Lapropriété et la construction des infrastructures portuaires resteraient auxmains de l’Etat, mais des opérateurs privés prendraient en charge lamanutention et les travaux sur au moins une partie des quais. L’objectifviserait à stimuler la concurrence et l’efficacité, et à réduire la mainmisesyndicale. Le professeur Yehouda Hayouth, de l’institut Neaman, ancienprésident de l’université de Haïfa et expert en transport maritime, s’estnotamment penché sur cette question. Il a publié, voilà plus de 30 ans, unarticle de référence dans la revue académique de géographie économique quilaissait présager de l’avenir.
« Le trafic de conteneurs maritimes, écrit Hayouth, sera concentré dans unnombre limité de grands ports. » Ces ports accueilleront des naviresporte-conteneurs toujours plus importants. Hayouth annonçait également letransport intermodal : une approche systémique pour acheminer les conteneurs àdestination en utilisant plusieurs modes de transport, par le biais d’unconnaissement, d’un taux et d’une garantie uniques. Ce système est adoptédepuis longtemps par les plus grands ports américains de la côte Ouest,Portland, Tacoma et Seattle, qui se livrent à une concurrence acharnée.
Laisser le contrôle à l’Egypte ?
Les prédictions de Hayouth sont devenuesréalité. De nos jours, les porte-conteneurs sont énormes et les ports se sontagrandis pour en assurer le service. Une partie de la logique sous-jacente estenseignée dans les livres d’économie du niveau secondaire. Plus le porte-conteneurs est grand, plus les frais d’expédition à l’unité sont bas. C’est ceque l’on appelle l’économie d’échelle. Aujourd’hui, explique Hayouth, lescompagnies maritimes sont en train de construire et d’exploiter des naviresporte- conteneurs pouvant transporter 18 000 conteneurs EVP (équivalent vingtpieds, soit 38,5 m3). Ces navires géants – 23 conteneurs dans leur largeur –sont déjà nombreux à sillonner les océans. Ils ne peuvent accoster que dans lesports les plus grands et les plus modernes. Ni Haïfa ni Ashdod n’offrent detelles facilités. Actuellement, les ports israéliens peuvent accueillir desnavires transportant seulement jusqu’à environ 10 000 conteneurs. Israël a ratéle coche.
La plus grande route commerciale, dans le monde d’aujourd’hui, est la routeAsie-Moyen-Orient-Europe. Hayouth explique que la MSC (Compagnie de transportmaritime méditerranéenne), 2e compagnie maritime mondiale, a récemment ouvertune voie commerciale au départ de quatre ports chinois et de Singapour àdestination de New York, en passant par Haïfa.
Ce sont de bonnes nouvelles. Mais sans doute seulement à court terme. MSC,Maersk et d’autres grandes compagnies maritimes se tournent vers les naviresgéants de 18 000 conteneurs. Haïfa n’est pas en mesure de gérer ce trafic. MaisPort-Saïd, premier port d’Égypte, peut le faire. Port-Saïd est un portprivatisé efficace, qui traite environ 4 millions de conteneurs par an, soitprès de 4 fois plus que Haïfa ou Ashdod. Si les navires y accostent, plutôt quedans un port israélien, et déchargent leurs conteneurs sur de plus petitsnavires collecteurs qui peuvent accoster à Haïfa, en plus de l’incidenceéconomique, cela comporte d’importants risques en matière de sécurité. Israëlest-il prêt à voir ses importations et exportations contrôlées par l’Égypte ?Les expéditeurs ont deux raisons principales d’éviter Ashdod et Haïfa. Lessyndicats imposent des coûts élevés et de longs délais, et l’infrastructure estobsolète.
Israël fait tout pour arriver à bon port
Le ministre des Transports Israël Katzpropose de résoudre ces deux problèmes en faisant d’une pierre deux coups.Début juillet, le gouvernement a lancé deux appels d’offres pour construire etexploiter un nouveau port, à Ashdod ou Haïfa. Le port sera géré et exploité pardes partenaires privés, ce qui permettra de contourner les syndicats. Cependantle coût élevé de l’infrastructure sera supporté par l’État. La nouvelleinstallation rivalisera avec les ports existants, moins efficaces. L’idéepremière, derrière cette démarche, est de forcer les ports moribonds à semoderniser et améliorer leur productivité, du fait de la concurrence.
Naftali Bennett, le ministre de l’Économie et du commerce soutient fermementl’idée, et Katz s’efforce de « marcher dans les pas de Kahlon ». Moshe Kahlonest le ministre de la Communication qui a permis de réduire considérablement lecoût des téléphones cellulaires en Israël, grâce à l’ouverture de ce secteur àde nouveaux concurrents.
Cette décision est attendue depuis longtemps. Les ports israéliens ont pris duretard, tant dans leur capacité à accueillir de grands navires, que dans leurefficacité à les charger et les décharger. Les dirigeants syndicaux ont juré decontrecarrer toute tentative de privatisation. Hayouth n’est pas certain que lenouveau port permettra de résoudre entièrement le problème. Néanmoins, ilsoutient la construction de celui-ci. Hayouth rappelle comment l’ancien Premierministre britannique Margaret Thatcher a réussi là où Israël a jusqu’à présentéchoué. Elle a tout simplement offert aux travailleurs portuaires 10 % desactions des compagnies portuaires. Ainsi, lorsque les employés se mettent engrève, ils portent atteinte à leurs propres revenus, pas seulement à ceux descapitalistes et du gouvernement.
Pour ma part, j’ai cosigné, avec Hayouth et trois autres collègues, une lettreadressée au Premier ministre Binyamin Netanyahou, envoyée le 4 juin dernier,demandant que le nouveau port soit construit à Haïfa. Nous nous appuyons sur lefait qu’Ashdod n’appartient pas vraiment à la périphérie d’Israël, maisessentiellement au grand Tel-Aviv. Il n’y a que 29 km entre Tel-Aviv et Ashdod,soit une demi-heure de voiture. En revanche, la construction du port de Haïfa pourraitstimuler le développement économique de toute la Galilée.
Israël se classe seulement 31e au rang mondial, juste avant le Liban et loinderrière l’Afrique du Sud, selon l’Indice 2010 de performance logistique (LPI),un classement établi par la Banque mondiale qui mesure l’efficacité dutransport de marchandises dans le monde. (Les données de 2012 n’ont pas étépubliées.) Une des mesures utilisées pour évaluer la productivité des ports estle nombre de conteneurs chargés et déchargés par heure et par équipe.
Ainsi, Barcelone manipule près de 80 conteneurs par heure, tandis que laproductivité d’Ashdod est inférieure à 27, bien en dessous de celle d’autresports de la Méditerranée orientale.
Le rapport de 2012 de l’Administration des compagnies nationales montre que lestravailleurs du port de Haïfa ont gagné une moyenne de 458 000 shekels par an,suivis de près par les travailleurs du port d’Ashdod, avec une moyenne annuellede 443 300 shekels. Soit quatre fois le salaire israélien moyen annuel. Ce quitend à prouver que les travailleurs portuaires sont surpayés etsous-performants. Il n’y a donc pas lieu de s’étonner quand 3 000 demandeursd’emploi se présentent suite à une offre de 45 places de dockers cette année.
Ils n’ont pas écouté Herzl
Les ports d’Israël ne sont que la partie émergée del’iceberg. Malgré plusieurs vagues de privatisation, dont les banques, El Al etla compagnie maritime Zim, l’Etat gère encore plusieurs très grandesentreprises, principalement en ce qui concerne les infrastructures.
Selon le rapport annuel de l’Autorité de la concurrence, publié le 20 mai, lescompagnies nationalisées emploient près de 60 000 travailleurs. Certaines sonttrès rentables (Rafael, la compagnie de systèmes de défense avancée, et IAI,Industries aérospatiales israéliennes) parce qu’elles opèrent dans un domaineindustriel où la concurrence est féroce au niveau mondial.
Mais plusieurs ont terminé en déficit l’an dernier: la Compagnie israélienned’électricité, qui a perdu 679 millions de shekels (190millions de dollars),Israël Railways, la compagnie de chemins de fer, qui a enregistré un déficit de268 millions de shekels et l’Industrie militaire israélienne, qui a essuyé uneperte de 247 millions de shekels. Les pertes répétées de cette dernière ontcréé une énorme dette nationale de 2,2milliards de shekels. Les efforts deprivatisation de la compagnie ont, jusqu’à ce jour, été bloqués par leministère de la Défense.
Hayouth se plaît à citer Théodore Herzl, qui écrit dans son livre L’Etat juifen 1896 : « Ce ne sont pas les passagers qui créent la demande de trains, maisau contraire les trains qui amènent les passagers. » En d’autres termes, c’estl’offre qui crée la demande. Une meilleure infrastructure entraîne le besoin.Un gouvernement avisé devance la nécessité, au lieu d’y répondre.
Les décisions successives des gouvernements israéliens n’ont pas étéjudicieuses en matière de développement des ports. Ni dans leur exploitation,ni dans les investissements requis pour rester compétitif au niveau mondial,efficace et moderne. Ils n’ont pas écouté Herzl. Reste à savoir si ladétermination de Katz va porter ses fruits et aboutir à la construction d’unnouveau port compétitif. S’il est en mesure de remporter le bras de fer avecles syndicats. Ou si l’État va rester à la traîne dans la course cruciale pourfournir une logistique compétitive pour les entreprises israéliennes,l’industrie et les consommateurs.
Shlomo Maital est chargé de recherche principal à l’institut S. Neaman, auTechnion