Le mois dernier, par un après-midi couvert, « Ronen », policier àTel-Aviv, assis dans un véhicule de patrouille anonyme, surveille un kiosque dela rue Ben-Yehuda.
Il sait que, là, se vendent 24 heures sur 24, de la marijuana synthétique etdes amphétamines à bon prix. Il prévoit de faire une descente un de ces jours,mais pas aujourd’hui.
D’ailleurs, il reconnaît que cela n’a aucune importance.
Même s’il a un ordre de perquisition et met les menottes aux propriétaires, lekiosque rouvrira aussitôt.
Certes, Israël est le pays des « start-up », mais l’un de ses meilleurs succèsn’est pas dans le domaine du high-tech, mais bien dans ces kiosques à l’allurede boîtes d’allumettes qui écoulent principalement de la marijuana synthétiqueou autres comprimés de speed, qui, ses quelques dernières années, se vendentcomme des petits pains à travers tout Tel-Aviv. Et pourtant, après un tour dela Ville Blanche et des conversations avec les forces de police, il paraîtassez évident qu’il n’y a pas de grande mobilisation contre ce commerce quasilégal, devenu désormais partie intégrante du paysage urbain de la métropolecôtière.
Eran Auster, de la station de police Lev à Tel-Aviv, explique : « Si uncommerce est pris en flagrant délit de vente de substituts de marijuana(cannabinoïdes synthétiques), la seule chose que la police puisse faire, c’estde lui délivrer un ordre de fermeture pour quelques jours, pour cause desuspicion de vente de substances illégales ; mais puisque, selon la loiisraélienne, ces drogues ne le sont pas, aucune charge ne peut être retenue. » Dansle cas de « Haguigat », nom général donné à tous les types d’amphétaminesvendus dans les kiosques de Tel- Aviv, sous la forme de comprimés à 25 dollarspièce, seules certaines variétés sont illégales. Les dealers savent que celaprend environ six mois avant qu’une nouvelle formule de drogue soit interdite.Ils essaient donc de vendre au maximum un certain type de produit jusqu’à cequ’il soit déclaré illicite. Il suffit alors qu’ils apportent une petitemodification à la fabrication de la drogue pour qu’elle soit de nouveau légale.
Herzl, les yeux rouges
Selon Auster, l’industrie et le commerce de la faussemarijuana et du speed sont entièrement israéliens. Les dealers ont appris àfabriquer de l’herbe de synthèse (marijuana ou cannabis) ou bien ils la commandentà l’étranger. Ils y ajoutent des herbes comme la verveine citronnelle, cultivéedans les mochavim et les fermes du centre d’Israël.
Auster et « Ronen » (en charge des informateurs de la police centrale deTel-Aviv, il a demandé à conserver l’anonymat) montrent alors les photos d’unedescente de police, effectuée en 2011 dans un quartier délabré du sud deTel-Aviv. Ils ont mis la main sur une cargaison de 100 kilos de marijuanasynthétique sur laquelle deux Soudanais pulvérisaient de la verveine citronnelle.Mais comme ces substances ne sont pas illégales, l’opération n’a rien donné.
Ce commerce, quasiment sans risque d’arrestation, s’est multiplié pour deveniraujourd’hui florissant. Selon Auster, la production de chaque sac de cannabissynthétique – qui sera ensuite revendu 50 shekels – revient à 6 ou 7 shekels etchaque comprimé de haguigat à environ un demi-shekel.
Ce commerce se pratique principalement dans des kiosques, situés sur Allenbyprès de l’intersection avec Ben-Yehuda. Ils sont facilement reconnaissables :chacun e s t couvert de graffitis – feuilles de marijuana ou champignons oudécorés de bannières – sur lesquelles on peut lire « Amsterdam », « skunk »(terme argotique pour désigner le cannabis) ou des slogans « sentir » ou « substances: pas pour la consommation humaine ».
Sur les murs d’un des kiosques, aujourd’hui fermé, on pouvait voir Herzl, danssa fameuse posture sur le balcon de Bâle, les yeux rouges.
Le domaine réservé de ces « boîtes à chaussures »
Une échoppe typique faitenviron la taille d’un large placard, et contient juste quelques étagèresremplies de sacs de marijuana de synthèse et de papier à cigarette. En général,elle est tenue par un jeune homme d’environ 20 ans, qui écoute de la musiquesur son ordinateur portable, le regard vitré, comme sur le portrait d’Herzl.
Les frais de fonctionnement de ces kiosques sont minimes.
Une fermeture de quelques jours ne représente donc pas une grande perte. Lesseuls commerces qui pourraient en souffrir sont les supérettes qui vendentaussi des amphétamines et de la marijuana synthétique. Beaucoup d’entre eux ontdonc cessé ce petit commerce. Ronen précise : « Si vous attrapez unpropriétaire d’un petit supermarché qui vend des glaces, des produits frais etl’obligez à fermer trois ou quatre jours, il peut perdre son affaire. Mais lesautres, qu’est-ce qu’ils risquent si vous les mettez au frais pour une semaine? » Cela est vrai aussi pour les bureaux de change et kiosques de loterie, dontle siège, si prévenu par la police, peut décider de la fermeture définitive. Lavente de drogue est donc devenue presque exclusivement le domaine réservé deces « boîtes à chaussures » du centre de Tel-Aviv, sur Allenby et ailleurs.
Pourtant, quelques échoppes de la rue Ben-Yehuda, qui proposent des cigarettes,du lait et des magazines, continuent de vendre des comprimés de Haguigat. «Dans certains cas, c’est la seule chose qui leur permet de tenir le coup. Lepropriétaire ne veut pas prendre de risques, donc il ne vend qu’à des habitués.Avec, disons, 40 à 50 comprimés par semaine, il se dégage 1 000 shekels d’extrasans lesquels il devrait fermer boutique. » La forme la plus couranted’amphétamine synthétique est « Mr Nice Guy ». Elle a commencé à se répandredans Tel- Aviv, il y a un peu plus de trois ans, quand il y avait un sérieuxmanque de haschisch. Et a donc rempli un vide avant que les ventes de cannabisartisanal ou de marijuana médicale ne prennent leur essor.
Le cannabis de synthèse a un avantage sur toutes les autres drogues : il n’estpas détectable par des examens d’urine ou de sang. Peu de recherches ont étéfaites sur les effets secondaires des cannabinoïdes synthétiques, mais ilspeuvent créer une dépendance, provoquer des nausées et, selon certainessources, des hallucinations.
Le Dr John Hoffman, professeur de chimie à l’université de Clemson, qui ainventé une formule de cannabinoïdes synthétiques en 1995, a ainsi écrit dansun article en 2010 : « Ceux qui les fument sont des imbéciles ». Mais Austerconstate : « C’est moins cher, simple à obtenir et on n’a pas peur d’êtrearrêté. Pour les dealers, c’est parfait : de l’argent facile avec moins derisques. La plupart d’entre eux avaient l’habitude de vendre des amphétaminesou du hasch et ne voulaient plus avoir de problèmes. »
Drogue de fête
Il y aquelques années, Haguigat était la première drogue sur le marché. Elle étaitvendue ouvertement en kiosque comme un dérivé festif de la plante ghat, venduen comprimés à avaler ou à évider et sniffer. Son nom vient de la combinaisondu mot hébreu « haguiga », fête, et de « ghat », son composant actif qui est lemême que celui du khat (ghat en arabe) – la cathinone.
Finalement Haguigat, dérivée de la cathinone, a été légalement interdite. Lestrafiquants ont alors fabriqué de nouvelles variétés basées sur différentstypes de méthamphétamine. La Haguigat d’aujourd’hui a donc très peu à voir aveccelle fabriquée au commencement. Elle est coupée avec toutes sortes de produitsde remplissage qui vont de l’amphétamine à l’aspirine, en passant par lelactose ou même, d’après Ronen, la farine de maïs. « Vous l’aspirez par unenarine et du sahlav sort de l’autre », note-t-il en plaisantant.
Ces derniers mois, Haguigat a fait les titres des journaux : la police asignalé une augmentation des piqûres intraveineuses de cette drogue,principalement par des toxicomanes du sud de Tel-Aviv qui ne peuvent s’offrirde l’héroïne ou ne veulent pas risquer d’être arrêtés chaque fois qu’ils s’eninjectent.
La crainte : que cela entraîne une hausse du sida à Tel- Aviv. Une assertion,justifiée d’une certaine manière par un rapport, daté du mois dernier,provenant du ministère de la Santé quant à une recrudescence d’hépatite A en2012 avec 69 cas, pour 7 en 2011. Près de 20 % des malades étaient de jeuneshommes drogués et sans abri du sud de Tel-Aviv et de Bat Yam.
Selon Auster et Ronen, Haguigat est vendue au sud de la rue Menachem Begin (defait, frontière entre Tel-Aviv sud et Tel-Aviv nord). Elle est faite d’uncomposant plus facilement soluble dans l’eau, ce qui rend son injection plusaisée.
Selon les déclarations de la police, au centre et au nord de Tel-Aviv, Haguigatest vue comme une drogue de fête, alors que près de la station centraled’autobus, elle est plutôt la nouvelle drogue de choix pour les toxicomanes enquête d’une dose pas chère et pratique.
Une herbe juteuse ?
Les deux policiers sont non seulement inquiets des risquespour la santé publique posés par les drogues vendues en kiosque, dont leseffets à long terme sur les utilisateurs n’ont pas encore été examinés de près,mais ils se sentent aussi personnellement minés par leur impuissance à stopperce commerce, pratiqué ouvertement en dépit du danger qu’il représente.
Ronen, qui roule le long d’Allenby au volant de son véhicule de patrouille,désigne un kiosque du doigt : « Vous voyez ce magasin juste là ? Il est de lataille d’une boîte de chaussure, mais le propriétaire, après seulement quelquesmois d’ouverture, s’est fait construire une villa. » Quelques jours plus tard,un homme derrière le comptoir d’un kiosque d’herbe sur Allenby, réplique : «C’est ça qu’il vous raconte ? Qu’on s’enrichit ? Certainement pas dans leskiosques ! Regardez plutôt du côté des supérettes. Voyez les prix qu’ilsdemandent, ce sont eux qui deviennent riches. » L’homme de 31 ans, qui se faitappeler « Makaveli », un pseudonyme du rappeur Tupac, dont on entend la musiqueassourdissante par les haut-parleurs posés sur le comptoir, précise qu’ilreçoit un peu plus que le salaire minimum pour une recette de 1 000 à 2 000shekels par jour. Alors qu’il parle, un habitué vient et lui achète un sac de50 shekels.
Makaveli empoche l’argent liquide et note l’achat sur un carnet. Le magasin negarde pas les reçus pour les impôts.
D’après ce qu’il sait, la location est entre 4 000 et 5 000 shekels par mois.Makaveli admet que l’herbe qu’il vend ne fait pas le même effet que lavéritable drogue et peut parfois donner des maux de tête. « Quand même »,ajoute-t-il, « les gens s’y sont habitués et préfèrent ne pas prendre le risquede se faire arrêter – et c’est quelque chose qui ne changera probablement pasde sitôt. La police ferme les yeux parce qu’elle sait que, même si elle fermeles kiosques, la drogue synthétique ne disparaîtra pas, elle sera vendue dansles rues ou les allées. »