L’intérêt soutenu, suscité tant en Israël qu’à l’étranger, parl’affaire Ben Zygier (ce juif australien recruté par le Mossad qui s’estsuicidé dans une prison israélienne en décembre 2010) a braqué les projecteurssur la fascinante question des méthodes de sélection des candidats potentielsau métier d’agent secret.
Petit rappel des faits tout d’abord : en mars, le magazine allemand Der Spiegelrévèle qu’en cherchant à impressionner ses supérieurs, Zygier a trahi desagents libanais travaillant pour le Mossad. Puis, en mai, la chaîne nationalede télévision australienne ABC, qui avait déjà révélé l’identité de Zygier(appelé jusque-là Prisonnier X) en février, renchérit en dévoilant que cetAustralo-israélien mort à 34 ans a compromis une opération visant à retrouverles dépouilles de 3 aviateurs israéliens décédés en 1982 au Liban dans labataille de Sultan Yakoub.
L’information donnée par ABC se fonde sur l’interview de Ziad el Homsi, l’undes Libanais trahis. Cet ancien officier de l’Organisation de libération de laPalestine devenu homme politique y affirme que sa mission était d’exhumer lescorps des aviateurs israéliens et de les faire passer clandestinement enIsraël.
Israël a d’abord démenti les allégations allemandes et australiennes, lesqualifiant d’absurdes, avant de reconnaître que recruter Zygier a été uneerreur. « Il est passé entre les mailles du filet de notre processus derecrutement, habituellement très rigoureux », déplore un membre du Mossad.
L’agent Zygier, une erreur
Zygier est né en 1976 dans une célèbre famille juivede Melbourne. Il fréquente une école juive et fait partie d’un mouvement dejeunesse sioniste (Hashomer Hatzaïr). A l’âge de 18 ans, il part s’installer enIsraël, adopte un nom de famille hébraïque, Alon, et fait son service militaireau sein de Tsahal. Il est très vite repéré comme une recrue potentielle pourles services de renseignements. Il offre l’avantage de détenir un vraipasseport étranger, atout précieux pour fabriquer une couverture à un agent.
Selon les sources disponibles, Zygier/ Alon, approché par le Mossad, auraitsubi avec succès les multiples tests d’aptitude intellectuelle et psychologiqueet rejoint les services secrets en 2003. Après plus d’une année de formation,il est affecté dans l’une des meilleures unités clandestines dont l’une desmissions est de s’infiltrer en Iran.
Mais le Mossad remarque vite dans sa personnalité certaines failles qui lerendent inapte au travail sur le terrain. Il est donc envoyé étudier àl’université de Melbourne avant la fin de son contrat. Le voilà déprimé,énervé, ce qui le rend un peu trop bavard avec les étudiants qu’il côtoie.Parmi ceux-ci, des Libanais et des Iraniens hostiles, à qui il parle de sacarrière au Mossad. L’un de ses amis de l’université se trouve avoir des liensavec l’Iran. Zygier est si disert que les services secrets australiensfinissent par entendre parler de lui et ouvrent une enquête.
Le Mossad aussi apprend qu’il ne sait pas tenir sa langue. Il se penche surl’entourage de l’étudiant et conclut que certains agents et certainesopérations en cours sont désormais en danger. Lors d’une visite en Israël, lejeune homme est arrêté et condamné pour espionnage, échappant de justesse à unesentence pour trahison.
« Le travail de vos rêves »
Sur son site internet, le Mossad se définit comme «service secret de renseignements d’Israël » (Israel Secret Intelligence Service: ISIS).
Il présente sa mission comme « la collecte d’informations, l’analyse derenseignements et l’accomplissement d’opérations secrètes spéciales hors desfrontières d’Israël ».
Le site encourage le public, tant en Israël qu’à l’étranger, à poser sacandidature pour des emplois dans des spécialités variées : graphiste,logisticien, informaticien, mais aussi spécialiste de langues étrangères, enparticulier le perse et l’arabe. Mais on peut aussi postuler pour être agentspécial dans les domaines de l’intelligence et de la sécurité, raison d’être duMossad.
A la lumière de l’affaire Zygier, mais aussi d’autres cas connus ou inconnus,il apparaît clairement que l’étape cruciale du recrutement réside dans unesélection judicieuse des candidats potentiels. Le premier examen approfondi desindividus vise à établir s’ils conviendront pour les missions qui leur serontassignées et, surtout, s’ils ne risquent pas de saboter leur travail ou decommettre des bourdes susceptibles de porter atteinte aux intérêts nationauxd’Israël. L’objectif ultime est de s’assurer qu’ils resteront loyaux enversl’organisation et ne se lanceront pas dans des actions qui pourraient conduireà la divulgation d’informations sensibles ou de détails sur des opérations encours, ce qui causerait l’arrestation et la condamnation à mort d’autresagents.
Les emplois proposés sont présentés avec force superlatifs : « Le poste quichangera votre vie » ou « Le travail de vos rêves ! » Bien qu’il n’y ait aucunedescription précise des tâches requises, on peut imaginer ce dont il s’agira enconsultant la liste des compétences nécessaires.
Voici un exemple de poste dans le domaine des « missions spéciales » : lecandidat, dit-on, « aura l’opportunité de créer une réalité dans laquelle iljouera le rôle central ». On se croirait dans La petite fille au tambour, leroman d’espionnage de John le Carré, dans lequel l’auteur compare les métiersdu renseignement à l’art dramatique, même si l’intelligence est « le théâtre duréel ».
En fait, la présentation ci-dessus correspond à la description d’un emploi dekatsa, acronyme hébraïque pour « officier de collecte ». Dans d’autres servicesde renseignements, on appelle cela « officier traitant » ou « contact ».
Un recrutement plus scientifique
En dépit de son image à l’étranger, qui veutque l’organisation assure surtout la liquidation d’ennemis, le Mossad est loinde se limiter à cette activité. Durant ses plus de 60 ans d’existence, il n’aété impliqué que dans une quarantaine d’assassinats ciblés de terroristes,spécialistes du nucléaire ou criminels de guerre nazis. Son activité consistesurtout au recueil et à l’analyse d’informations, avant leur transfert auCabinet, qui permettra à celui-ci de prendre les bonnes décisions pour protégerl’existence et les intérêts nationaux de l’Etat.
Le katsa joue un rôle essentiel au sein du Mossad. Il est indispensable. C’estla tête de pont de l’agence sur le terrain.
Avec l’aide de spécialistes basés au quartier général, il est chargé derepérer, d’approcher, de recruter, d’entraîner, de défendre et d’assister aujour le jour l’agent censé procurer les renseignements. Il appartient audépartement que l’on appelle le Tsomet, le « carrefour ».
Autre département du Mossad, le Keshet, « arc », a pour rôle de surveiller lescibles autant que de s’infiltrer dans les lieux qui intéressent l’agence.Enfin, le troisième département, le Césarée, est responsable du bien-être despetits chouchous du Mossad : les agents de terrain. Ce sont ces derniers quis’infiltrent dans des pays ennemis, comme la Syrie, le Liban ou, le plusdangereux, l’Iran. L’une des unités du Césarée est le Kidon (« baïonnette »),qui mène les opérations les plus délicates nécessitant un recours à laviolence.
L’une des grandes fonctions du site internet est d’élargir le réseau decandidats potentiels au Mossad. Avant sa création, il y a 15 ans, on exploitaitseulement le « réseau des anciens » : on recherchait des candidats parmi lesanciens militaires ou dans la communauté des renseignements en utilisant lesystème des recommandations personnelles.
Depuis, le mode de recrutement s’est grandement amélioré, devenant plussystématique et plus scientifique. Reste pourtant un problème majeur pour ledépartement des ressources humaines : comment s’assurer que la nouvelle recruene souffre pas de troubles de la personnalité cachés ou de tendancessuicidaires latentes ?
Au moins quatre cas problématiques
L’objectif estd’éliminer de tels candidats, sans rejeter pour autant ceux qui répondent auxcritères de recrutement. Les annales du Mossad et d’autres agences derenseignements regorgent d’exemples où des candidats qui auraient convenu ontété disqualifiés. En revanche – et heureusement –, les cas connus derecrutement d’individus atteints de troubles de la personnalité ont été trèsrares.
On en compte au moins quatre toutefois : d’abord celui d’Avri Elad, major dansTsahal. En 1954, il est envoyé en Egypte sous l’identité d’un ancien officierSS pour diriger un groupe d’étudiants juifs entraînés pour déstabiliser lerégime. Il finira par les trahir. Bien qu’il ait réfuté ces accusations, ilfera dix ans de prison pour espionnage.
Vient ensuite l’histoire de Mordechaï Kedar, un cambrioleur de banques soupçonnéde meurtre. Recruté en 1956, il est formé, puis envoyé en Argentine où il doitétablir sa couverture avant d’être expédié en Egypte. Alors qu’il se trouve àBuenos Aires, il assassine son contact juif local et lui vole son argent. Kedara été déclaré coupable par un tribunal militaire et emprisonné 20 ans.
Trois décennies plus tard, c’est l’affaire Victor Ostrovsky qui éclate au grandjour. Celui-ci possède un passeport canadien et les traits d’un play-boyprofessionnel. On le recrute malgré de nombreux travers pourtant reconnus.
Ostrovsky se rend alors coupable de fraude financière. Après 18 mois deformation, ses contacts s’aperçoivent qu’il dupe les autres élèves espions.Renvoyé, il prend sa revanche en écrivant un livre sur les opérations du Mossad,dans lequel il n’hésite pas à donner des noms.
Avant la sortie de l’ouvrage, truffé de mensonges, le Mossad tente sans succèsd’empêcher sa publication. Les efforts avortés de l’organisation, qui incluentdes recours en justice au Canada et aux Etats-Unis, ne feront qu’aiderOstrovsky à vendre son livre. Celui-ci devient un best-seller et fait del’ancien espion un homme riche.
Enfin, il y a l’affaire Yehouda Gil. Ce katsa de légende, homme d’affairesitalien du milieu des années 1970, se lie d’amitié avec un général syrien qu’ila pour mission de recruter. Mais le général n’est pas prêt à trahir son pays.Redoutant de révéler son échec à ses supérieurs, Gil fera croire pendant 20 ansque le fameux général l’alimente régulièrement en renseignements valides.Pendant tout ce temps, il fabrique de toutes pièces les rapports et dissimulel’argent qu’il est censé verser au général sous les matelas de son appartementdu sud de Tel-Aviv.
Au milieu des années 1990, l’un des rapports inventés par Gil manque de provoquerun conflit entre Israël et la Syrie.
Gil est finalement soupçonné et placé sous la surveillance de ses collègues duKeshet. Il est pris la main dans le sac et condamné à 5 ans de prison.
Un trait difficile à déceler
Selon les psychologues du Mossad que nous avonsrencontrés, les individus à la personnalité borderline se caractérisent par debrutaux changements de comportement et par des relations instables avec leurentourage. « Dans de nombreux cas », précise l’un d’eux, « ils ont tendance à voirleurs collègues de façon dichotomique : soit comme des ennemis, soit comme desamis intimes ».
« Les personnes à la personnalité borderline représentent un grand danger pourune agence de renseignements », fait remarquer un autre, « car c’est un trait depersonnalité qui n’apparaît pas de façon permanente, et qui est donc difficileà déceler. » Tout service clandestin consacre donc un maximum d’efforts àbloquer l’entrée à de tels personnages. Cependant, une contradiction internemet ce processus en danger, car il se trouve que ces individus-là sont souventdoués et possèdent des qualités précieuses pour une telle organisation :créativité, facilité à changer d’identité, aptitude à mentir sans se troubler,témérité et capacité d’adaptation au changement et aux imprévus. On comprendque l’organisation ait parfois du mal à résister à la tentation ! Toutefois,sur les milliers de personnes recrutées pour travailler dans le Mossad ou avecle Mossad durant ses six décennies d’existence, ces quelques dizaines de cas neconstituent pas un taux d’échec si élevé que cela.
Un processus de recrutement ne peut être parfait. Et, jusqu’à présent, on n’apas encore inventé de vaccin capable de gommer les imperfections de la naturehumaine.