Mate depeau, la démarche bien assurée, Sophie Menashe se dresse de son mètre cinquanteà peine de hauteur, au milieu des décombres de la cour du 138 rue Levinsky. A68 ans, c’est là qu’elle réside depuis plus de trois décennies.Elle pousse un soupir las. « Je vis ici depuis 31 ans. Autrefois, il y avait denombreux locataires en bonne et due forme, mais ils sont tous partis.Maintenant, ils ont divisé tous les appartements, je ne sais même plus qui yhabite. Une chose est sûre, il y a beaucoup, beaucoup de Soudanais – je ne saismême pas combien – ils vont et viennent. Vous avez vu tous les déchets qu’ilsont jetés sur le toit, dans l’escalier. Nous n’avons plus de vie ici. Il y a eurécemment deux viols dans notre cage d’escalier. » « Dieu merci, rien ne m’estencore arrivé, parce que je rentre tous les jours à 17 heures, avant la nuit »,déclare-t-elle.Pour ses résidents de longue date, Neve Shaanan n’est plus reconnaissable. Enmoins d’une décennie, ce quartier animé du sud de Tel-Aviv, avec la garecentrale des autobus et de nombreux bazars, a perdu son caractèreessentiellement « mizrahi » (oriental), inondé par une grande vague de réfugiésd’Afrique de l’Est et de migrants économiques qui se chiffrent en dizaines demilliers de personnes. Quartier périphérique qui s’est construit autour de petites entreprisesfamiliales, Neve Shaanan abrite depuis son origine une communauté à l’image dela classe ouvrière traditionnelle d’Israël : sans fioritures, patriotique, etmodestement pieuse. Malgré le nom donné par ses planificateurs, « demeure pacifique», cette plaque tournante du transport routier n’a pas été épargnée. En 1948,les bombes égyptiennes faisaient des dizaines de morts dans le quartier. Puisles décennies suivantes, l’ancienne gare routière qui charriait dans un premiertemps son lot de vie pittoresque et colorée, laissait progressivement la placeà une zone insalubre et délabrée, se condamnant ainsi à une démolition assurée.Enfin, la seconde Intifada allait avoir raison de ses bus bondés et de sesmarchés animés, pour placer Neve Shaanan au centre de la carte du carnageterroriste.« La situation se dégrade »
Mais alors qu’ils ont connu et survécu à leur lotd’épreuves, pour la première fois, les résidents ont peur de la dissolution.Dans ce qui pourrait apparaître à l’œil du libéral étranger comme la dernièrephase d’une refonte perpétuelle du quartier, migrants soudanais et érythréensont désormais pignon sur rue et occupent les rues de Neve Shaanan, laissant leshabitants de longue date préoccupés par l’identité israélienne de leur quartieret leurs moyens de subsistance.Tiran Nahoum, propriétaire aux yeux perçants d’une épicerie asiatique, parle àla première personne du pluriel. Il se fait l’écho des commerçants locaux,alarmés par les changements radicaux provoqués par le remaniement démographiquede la zone. « La situation se dégrade vraiment pour nous, Israéliens. Ils [le gouvernement]ont fait venir ici des complets étrangers, et sont repartis sans regarderderrière eux. Ils ne leur donnent rien. Ils les amènent, et plutôt que delivrer bataille contre eux, ils bataillent contre nous. A nous, tout estinterdit – ne serait-ce que de jeter une allumette par terre. Mais eux, ilssont autorisés à faire ce qu’ils veulent. Dans les devantures de leursmagasins, ils peuvent apposer des pancartes dans d’autres langues que l’hébreu.Pour nous, hébreu uniquement ! J’avais un écriteau pour Pillsbury en anglais,mais ils me l’ont fait retirer. Les migrants jettent leurs ordures devant noscommerces et c’est nous qui sommes verbalisés », s’emporte-t-il.« Ces quatre dernières années, ils ont saccagé tout ce que nous avions investiici. J’avais bâti un commerce pour le long terme, ce qui est égalementbénéfique pour l’Etat d’Israël. Cela génère des revenus pour les impôts, lesfrais de santé, la municipalité de Tel-Aviv. Mais cela ne les intéresse pas.C’est comme s’ils voulaient nous voir partir », poursuit-il.Micky Rosenfeld, le porte-parole de la police israélienne, nie catégoriquementles allégations de négligence qui pèsent sur le quartier. Il qualifie lesactivités policières à Neve Shaanan de consistantes, qui s’inscrivent dans unepolitique plus large de maintien de la paix, grâce à l’engagement de lacommunauté. « Nous avons mis en place une unité de police dans le parc Levinsky, afin derenforcer la communauté et répondre aux incidents qui surviennent, quel qu’ensoit le responsable. Mais en réalité, on assiste aux mêmes types de crimes queceux enregistrés dans le centre de Tel-Aviv », note-t-il.Al-Qaïda, au cœur de la Ville Blanche
Des affirmations qui ne suffisent pas àrassurer Nahoum. Car au-delà des moyens de subsistance et de la pérennité duquartier, il évoque, lui, la sainteté du lieu, bafouée. Il parle d’une présencejuive violée par cette marée anarchique de nouveaux arrivants, oublieux descoutumes du vieux Neve Shaanan et des us sacrés. Alors qu’il traverse la rue, il pointe une grande tente accolée aux restesd’une structure permanente. Sous la toile, des Soudanais en tee-shirts etvestes de survêtement conversent au rythme bruyant de la pop africaine ouregardent un match de football, assis côte à côte, devant une ligne d’écrans detélé plats.« Jetez un coup d’œil à cette synagogue, Beit Israël. Au fil des ans, nous enavons pris soin. Nous avions un minyan (assemblée de 10 fidèles hommes), troisprières par jour, des offices pour les fêtes, des lancers de bonbons pourSimhat Torah (fête religieuse, littéralement, la joie de la Torah). C’étaitagréable et calme. Et puis, lentement, ils ont pris possession de la zone,ouvert des boutiques, et transformé la cour en bar soudanais. Ils ont jeté lesrouleaux de la Torah dans la rue – un camion est venu du rabbinat pour lesrécupérer. C’était deux semaines avant Rosh Hashana de l’année dernière. Il y aun an. Depuis, rien n’a été fait. Tout le monde est venu – officiers del’armée, fonctionnaires de police – mais à part des mots, cela n’a rien donné», explique Nahoum.Et ce n’est pas tout, estime-t-il. Selon lui, le danger qui menace Neve Shaananne se limite nullement aux considérations économiques ou culturelles de lacommunauté. Penché en avant, il se fait alors l’écho d’une rumeur qui enfle cesderniers temps dans le quartier. « Le pire, c’est qu’ils ont importé desgroupuscules d’al-Qaïda ici. Al-Qaïda est désormais au cœur de Tel-Aviv. LeShin Bet (Agence israélienne de sécurité) le sait, et les surveille »,affirme-t-il.Le petit épicier enthousiaste marche en direction d’un restaurant à proximité,recouvert de pancartes en amharique, fanées, qui promettent nourriture maisonet divertissements. Il interpelle un jeune Soudanais qui refuse d’être nommé,et l’enjoint à relater leur dernière conversation au sujet d’al-Qaïda. Le jeunehomme secoue la tête vigoureusement. « Oui, il y a quelques crimes ici, mais jene sais pas de quoi tu parles », livre-t-il dans un hébreu courant. Nahoumessaye d’en tirer davantage, coups de coudes à l’appui. Il n’obtiendra rien deplus. « La prochaine fois », sourit-il.Le gouvernement, principal coupable
Yonatan Jakubowicz, un des fondateurs duCentre de la politique d’immigration israélienne, hausse les épaules. «Peut-être n’y a-t-il pas al-Qaïda ici, mais cette ville est rapidement en trainde perdre sa majorité juive. Jusqu’à 20 % des habitants de Tel-Aviv sont destravailleurs migrants, dont plus de la moitié sont Africains. C’est beaucouppour la première ville hébraïque du pays. » Malgré un grand écart dans leurspréoccupations idéologiques, les résidents mécontents et les partisans d’uncontrôle migratoire partagent avec les activistes libéraux une profondeméfiance envers les décideurs, dont l’approche ambivalente sur la question desmigrants les déroute. Avec encore et toujours, en ligne de mire les autorités,passibles, selon eux, de secrètes conspirations.« Le gouvernement essaie de transformer le sud de Tel-Aviv en ghetto, car c’està cela que cela ressemble aujourd’hui », spécule Jakubowicz.Nahum, convaincu que la loi dans le quartier favorise les migrants, accuseégalement la municipalité. « Je possède une carte d’identité, je paye mesimpôts, je suis gradé de l’unité de reconnaissance civile. Quand je m’adresseau bureau du maire, on me dit que le problème est temporaire et sera bientôtrésolu. Ils sont très forts en belles paroles, mais dans les faits, nada, rien.La situation ne fait qu’empirer. Les politiques sont tombés sur la tête. Il y aune volonté gouvernementale de nettoyer le sud de Tel-Aviv de ses Israéliens,de ses propriétaires de commerces établis. Et je ne sais pas pourquoi »,s’emporte-t-il.« Nous devons nous battre pour que les choses changent une fois pour toutes. Ilfaut créer des bases pour les réfugiés, leur fournir nourriture et hébergement,jusqu’à ce qu’une solution soit trouvée », poursuit-il.Jakubowicz acquiesce. Il blâme un gouvernement indécis et fait la distinctionentre les différentes populations migrantes clandestines africaines. « Ildevrait être possible de mettre en place un processus ordonné pour les réfugiéspolitiques tout en définissant un moyen de renvoyer les infiltrés ou autres “réfugiéséconomiques” vers leur pays d’origine ou un pays tiers. Mais pour l’heure,Israël reçoit plus de réfugiés que tout autre pays d’Europe, dont l’Allemagne,pourtant 10 fois plus vaste », détaille-t-il.Jusqu’à 96 ans
En dépit de divergences sur le fond et la forme, les militantsde gauche s’accordent à dire que l’inaction du gouvernement pèse non seulementsur les travailleurs migrants, mais aussi sur les résidents israéliens établisde Neve Shaanan. « Les habitants de longue date sont des victimes régulières del’échec chronique du gouvernement à mettre en place une politique cohérente.Cela conduit à une situation où les demandeurs d’asile sont contraints etincités par le gouvernement à s’installer dans les quartiers les plusdéfavorisés de Tel-Aviv et d’Israël où ils sont concentrés. On ne les trouvepas dans les secteurs aisés. Du coup, cela crée des tensions entre lesrésidents de longue date à faibles ressources, qui se sentent acculés, et lesdemandeurs d’asile. Le gouvernement échoue sur tous les plans », a ainsi faitsavoir un porte-parole de l’Association pour les droits civils en Israël.Dans son immeuble délabré, Sophie Menashe n’est pas prête à plier bagage. Cetteveuve depuis des années, sans doute la plus ancienne de tous les habitants dubloc, est bien connue par les mouvements locaux. Pour elle, pas question dequitter le 138 rue Levinsky. Une question de principes. « Je suis arrivée deBombay peu après la création d’Israël, en 1953. J’avais 8 ans à l’époque. Nousnous sommes réjouis quand nous avons entendu qu’un Etat juif avait vu le jour.Et nous avons embrassé le sol quand nous sommes arrivés ici, enfants. C’est monpays ! », s’exclame-t-elle.Mais même si elle voulait changer d’adresse, elle n’en aurait tout simplementpas la possibilité. Et de montrer les amas d’ordures sur les toits et dans lacour, les escaliers saccagés, les rats rasant les murs. « Aujourd’hui, c’estimpossible de vendre un appartement », insiste-t-elle, « si un acheteur seprésente, il repart aussitôt en courant ».Son souhait ? « Vivre dans mon pays, en paix. En bonne santé jusqu’au bout,comme mon père mort dans son sommeil à 96 ans ».Lucide, elle sait pertinemment que Neve Shaanan ne redeviendra pas ce qu’ilétait aussi vite qu’il s’est dégradé. Toutefois, celle qui a déjà vécu 6décennies de changement en Israël pourrait bien assister à une nouvelle phasede transformations. Même si, dans sa vie à elle, elle aspire à la continuité. «Mon père a monté ces mêmes escaliers jusqu’au 7e étage, chaque jour, jusqu’à 96ans. Maintenant, c’est moi. Ils me maintiennent jeune. »