Heureux comme un juif en Irlande

Regard sur la communauté de l’île d’émeraude, le seul pays européen exempt de persécutions antisémites

Soirée communautaire en compagnie de Robert Briscoe, le premier lord-maire juif de Dublin, 1957 (photo credit: DR)
Soirée communautaire en compagnie de Robert Briscoe, le premier lord-maire juif de Dublin, 1957
(photo credit: DR)
En approchant du Musée juif irlandais de Walworth Road, à Dublin, on se sent soudain en terrain familier : le sentiment palpable d’un souffle lointain du passé juif. J’avais eu la même impression au milieu des années quatre-vingt dans le secteur londonien de Blighty où j’ai vécu pendant un an. A l’époque, il y avait encore quelques habitants juifs de la génération de mon père ou même plus âgés. Dans ce quartier historique d’immigrants londoniens, d’où était originaire mon père, se trouvaient un boucher cacher, quelques boutiques de bagels, et une poignée de commerces appartenant à des juifs disséminés dans les faubourgs de la ville. Ce qui est certain, c’est que les « Israélites » du coin n’étaient plus de la toute première jeunesse.
Le Musée juif de Dublin se situe dans le district de Portobello de la capitale irlandaise, non loin du centre et des allées verdoyantes de St Stephen Green, en marge du périphérique sud. Pendant la première moitié du XXe siècle, c’était un quartier juif : surnommé la Petite Jérusalem, il abritait une grande partie des quelque 4 000 membres de la communauté juive de Dublin.
Cork ou New York ?
Comme l’East End de Londres, le Lower East Side de New York et n’importe quel quartier de grande ville occidentale à avoir accueilli des immigrants juifs, Dublin a vu sa population juive s’accroître durant la seconde moitié du XIXe siècle et le début du XXe. Plusieurs synagogues étaient alors réparties dans l’agglomération, dont celle de Greenville Hall aux généreuses proportions, et celle toute proche d’Adelaide Road, fermée en 1999 après plus d’un siècle de bons et loyaux services. La première maison de prière juive officielle, construite à Crane Lane, en face du château de Dublin, était de taille beaucoup plus modeste. Le premier cimetière juif, quant à lui, date du début des années 1700.
Comme dans tous les quartiers juifs des grandes villes, les immigrés ont réussi au fil des décennies à améliorer leur sort sur le plan socio-économique, et ont commencé à s’installer dans les endroits plus huppés de la ville. A Dublin, cela signifiait se déplacer vers la banlieue sud, tandis que d’autres ont émigré pour de nouveaux eldorados pleins de promesses, comme les Etats-Unis, le Royaume-Uni et Israël. Aujourd’hui, la communauté compte moins de 2 000 personnes.
Au Musée juif, je suis accueilli par le président de la communauté locale, Maurice Cohen, à la tête du Conseil juif représentatif irlandais. Ce génial personnage me raconte que le premier juif notoire de l’île d’émeraude vivait assez loin de Dublin, et que la première vague de peuplement juif du pays a commencé bien avant que les pogroms ne poussent nos coreligionnaires vers l’ouest. « Nous pensons que les juifs sont arrivés ici après l’Armada espagnole, en 1588, et même avant », souligne Maurice Cohen. « Quelques juifs sont venus ici après l’expulsion d’Espagne, à la fin du XVe siècle. » Ces derniers se sont installés dans diverses régions d’Irlande, dont Youghal, dans le comté de Cork près de la côte sud, où quelques années plus tard, un certain William Annyas a été élu maire en 1555.
Le président de la communauté affirme qu’il n’existe aucune documentation sur les raisons de l’installation de juifs d’Europe centrale sur l’île d’émeraude. Plusieurs versions circulent à ce sujet. « Nous supposons – mais c’est peut-être un mythe – que lorsqu’ils ont débarqué du bateau, ils se croyaient en Amérique. Les gens racontent en effet que leurs ancêtres ne parlaient pas un mot d’anglais et qu’ils ont tout simplement été débarqués. Cela dit, nous n’avons aucune preuve corroborant les faits », dit Maurice Cohen, dont les propres grands-parents, venus de Lituanie et de Pologne, sont arrivés à Dublin vers 1914.
Certains des nouveaux arrivants juifs maîtrisaient peut-être un tout petit peu la langue de Shakespeare, mais sans doute pas suffisamment pour en distinguer les subtilités et les rimes : les juifs installés à Cork se croyaient, paraît-il, à New York…

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Un havre de paix
Quelle que soit la côte atlantique qu’ils aient pensé atteindre, les nouveaux arrivants avaient trouvé un havre de paix. « Les gens ont dû rapidement constater que par rapport à leur terre d’origine, il n’y avait pas d’antisémitisme ici », explique Maurice Cohen. Les efforts d’un homme politique local éclairé du nom de Daniel O’Connell n’y sont pas étrangers. Cet Irlandais protestant a été le leader de l’émancipation des catholiques. Il a par ailleurs incité un grand nombre de juifs au parlement irlandais à choisir la voie de l’émancipation britannique. Une de ses citations célèbres sur les juifs de l’île verte est restée dans les annales : « L’Irlande a des droits sur votre peuple ancien : c’est le seul pays, à ma connaissance, pur de tout acte de persécution envers les juifs. »
Un autre événement a renforcé l’image des juifs en Irlande. Au cours de la grande famine, entre 1845 et 1852, lorsque la culture de la pomme de terre locale a été ravagée par le mildiou, le baron Lionel de Rothschild, proéminent banquier britannique et philanthrope (également le premier membre juif du parlement) a fourni une aide financière généreuse pour soutenir les familles irlandaises affamées.
Aujourd’hui, les juifs locaux continuent de mener leur vie sans craindre la haine raciale. « Je sais que dans les hautes sphères gouvernementales, et au sommet de l’administration municipale, on nous accorde toujours une audience si nous avons besoin de quoi que ce soit », affirme Cohen. Y compris quand il s’agit de persuader les émigrés juifs de revenir dans le pays.
« Il y a trois ans, le Taoiseach (prononcer “Tishok”), autrement dit le Premier ministre irlandais, a lancé une grande campagne de marketing intitulée “The Gathering” (le rassemblement), pour inciter les Irlandais expatriés à revenir au pays. Les juifs ont organisé leur propre rassemblement, et quelques centaines de personnes qui avaient quitté l’île sont revenues pour l’événement. Encore une fois, l’Etat nous a accordé son soutien sous toutes ses formes. » Lorsqu’on évoque les liens du pays avec Israël, Maurice Cohen se montre nettement plus circonspect. « C’est une tout autre histoire » dit-il, en évitant soigneusement ce terrain particulièrement miné.
Schmaltz et bagels
Quoi qu’il en soit, le musée de Walworth Road fournit des preuves tangibles, quoiqu’un peu poussiéreuses, des réalisations juives du pays et de la vie communautaire en Irlande depuis le milieu du XIXe siècle.
La communauté a connu son apogée entre les années 1930 et 1980. Clanbrassil Street, au sud du fleuve Liffey, était le centre de la Dublin juive. On y trouvait des magasins cachers évoqués dans le précieux opus d’Asher Benson, Portraits of Life by the Liffey (portraits de la vie près de la Liffey) ; le livre relate sur un ton romantique que les magasins juifs étaient fréquentés par « des clients habillés à la dernière mode ou vêtus du costume traditionnel, s’exprimant dans un joyeux mélange d’anglais et de yiddish » et évoque « l’arôme omniprésent du schmaltz, du hareng et autres délicatesses traditionnelles, mêlés à l’odeur âcre du pain à la levure et de la viande fraîchement abattue : tout cela donnait à Clanbrassil Street des relents de Russie du XIXe siècle plutôt que de l’Irlande du XXe. »
Le rez-de-chaussée du Musée juif rapporte toutes les contributions de la communauté à la vie de Dublin et de l’île verte dans son ensemble. Il présente également la reconstitution d’une pièce d’une maison juive typique du milieu du XXe siècle. On y découvre d’importants photographes, artistes, tailleurs, médecins et universitaires juifs, et même un homme politique exceptionnel : Mervyn Taylor, le premier juif irlandais à avoir obtenu un poste au gouvernement, nommé à la tête du nouveau ministère de la Réforme du droit et de l’Egalité. En 1995, il a notamment mené avec succès une campagne pour légaliser le divorce, dans une Irlande à majorité catholique.
Mais le plus célèbre juif dublinois – quoique né à Belfast – est tout autre : il s’agit de Haïm Herzog, sixième président de l’Etat d’Israël de 1983 à 1993. Il est le fils du Grand Rabbin d’Irlande Yitzhak Halevi Herzog, qui a occupé ce poste de leader spirituel en Palestine mandataire, puis est devenu le premier Grand Rabbin ashkénaze d’Israël après 1948. 
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