Kibboutz : la fin d’un idéal ?

Symbole du socialisme sioniste, le kibboutz est une des plus grandes curiosités israéliennes. Notre journaliste est partie à la découverte de ces communautés aujourd’hui sur le déclin

Le Kibboutz Kinneret est spécialisé dans la culture des palmiers dattiers (photo credit: MILKA KAHN)
Le Kibboutz Kinneret est spécialisé dans la culture des palmiers dattiers
(photo credit: MILKA KAHN)

«Tu verras ma fille, le kibboutz est la plus belle réussite d’Israël » m’avait assuré mon père avant mon départ pour la Terre Sainte. Ni une ni deux me voici donc en route pour la Galilée, berceau historique de ces villages collectivistes. Sur le chemin, le contraste avec Jérusalem est saisissant : des champs et des arbres à perte de vue, du vert où que l’on tourne la tête. Après un lever matinal et près de 3 heures de route, j’atteins enfin ma destination : le « kibboutz Kinneret ».

Ce kibboutz jouit d’une situation exceptionnelle : à quelques mètres à peine de là se dresse, majestueux, le lac de Tibériade surplombé, au loin, par le plateau du Golan. Mais pas le temps de m’éterniser sur le magnifique paysage, je suis venue pour mieux comprendre le fonctionnement du kibboutz.
Les origines agricoles
Le kibboutz puise ses racines dans le parti Hapoel Hatzaïr, un parti politique influencé par le socialisme populiste russe, dont le principal inspirateur est Aharon David Gordon. L’idéal prôné est celui d’un socialisme rural, anti-industriel et anti-autoritaire, très marqué par l’anarchisme (refus des structures élues). En 1910, un petit groupe de jeunes immigrants juifs originaires d’Europe de l’Est, mus par les idéaux sionistes et socialistes, fondent sur les rives du lac de Tibériade Degania, le premier kibboutz d’Israel. Kinneret, où je me trouve, est le second, né en 1913. Leur kvoutza (« groupe ») se veut démocratique et égalitaire, fondée sur la propriété collective des moyens de production et de consommation. Un cadre de vie où tous les membres prennent les décisions à la majorité, et se partagent équitablement droits et devoirs.
Les kibboutzim n’ont pas été conçus à l’origine pour être une simple « expérience » collectiviste. Issus de la gauche radicale, leurs membres (kibboutznik) souhaitaient, au contraire, offrir un modèle social qui finirait par absorber tout le Yichouv (ensemble des Juifs présents en Palestine avant la création de l’Etat d’Israël). Il s’agissait de créer un « homme nouveau » et une « société nouvelle », débarrassés de la propriété privée. Il fallait aussi briser la « famille bourgeoise » ; ceci explique que les enfants étaient élevés en commun et ne vivaient pas avec leurs parents, un système abandonné depuis.
A partir des années 1920-1930, les sionistes du Achdout Haavoda lancent à leur tour des kibboutzim. C’est en partie sous leur influence que se développent les premières activités industrielles, à l’origine très critiquées par les partisans de communautés purement rurales.
Le Hapoel Hatzaïr et le Achdut Haavoda fusionnent en 1930 au sein du Mapaï, unifiant ainsi partiellement les mouvements politiques soutenant les kibboutzim et contribuant à faire accepter le développement industriel par le mouvement kibboutzique. Les kibboutzim se multiplient rapidement : de 7 en 1920, le chiffre passe à 32 en 1930, 85 en 1940 et près de 150 à la veille de la création de l’Etat en 1947. 268 localités jouissent aujourd’hui du statut juridique de kibboutz.
Historiquement, le kibboutz a servi d’outil d’intégration à des milliers d’immigrés juifs et d’expulsés juifs des pays arabes. D’une part en intégrant à ses structures de nouveaux arrivants, d’autre part en servant de centres d’absorption temporaires, où des cours (hébreu, sionisme, apprentissage d’un métier) sont dispensés.
De la crise économique…
A compter de la fin des années 1970, les kibboutzim connaissent d’importantes difficultés économiques liées au contexte inflationniste et à la quasi-disparition des subventions sous le premier gouvernement Likoud. C’est donc une période où il leur faut réorganiser en profondeur leurs activités économiques. Les secteurs les plus porteurs – industrie, tourisme et services – se développent. L’agriculture des origines est reléguée au second rang (15 % seulement des membres y sont encore affectés).

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Pour faire face au manque de fonds, les kibboutznikim du Kinneret ont dû mettre la main à la pâte et surtout… au porte-monnaie. Ils doivent désormais payer – une somme certes dérisoire – là où, il y a 25 ans, tout était fourni gratuitement par le kibboutz. « A l’époque, le réfectoire fournissait gratuitement trois repas par jour et les habitants avaient un accès libre au supermarché pour s’équiper en biens de consommation (produits d’entretien, d’hygiène…) », m’explique Neta Mor, secrétaire général sortant, désormais en charge d’un autre kibboutz.
Aujourd’hui, réfectoire et supermarché sont devenus payants. Pour régler, il existe un système de carte : une certaine somme est créditée sur la carte qui est débitée à chaque passage en caisse. « Le kibboutz nous fournissait même nos vêtements », poursuit Neta. « L’hiver, nous nous présentions pour échanger nos habits d’été contre des vêtements plus chauds. L’été suivant, nous revenions en demandant la taille au-dessus » me raconte-t-il en souriant.
Autre nouveauté. Une allocation de « budget personnel » est apparue pour permettre la participation à la société de consommation, en s’achetant divers biens, non fournis par le kibboutz, qui deviennent dès lors une propriété privée. Certains kibboutzim (minoritaires) – dont Kinneret – sont même allés plus loin en introduisant une échelle de salaires différenciés entre les membres, une rupture énorme par rapport à la tradition égalitariste. Neta explique : « Il y a 25 ans, les kibboutznikim percevaient le même salaire qu’ils soient manager d’une plantation ou simple ouvrier agricole. La règle était l’égalité des salaires. Mais les gens ont commencé à trouver cela injuste et à se demander pourquoi celui qui travaillait plus gagnait autant que celui qui travaillait moins ou pas du tout. Aujourd’hui la règle est donc que chacun perçoit un salaire en fonction de la position qu’il occupe ». ll poursuit : « Aujourd’hui, de plus en plus de gens travaillent en dehors du kibboutz et gagnent un salaire, une chose très rare il y a encore quelques décennies. Nous avons donc dû mettre en place un système de taxe : ceux qui travaillent dehors reversent une partie de leur salaire au kibboutz, en proportion de ce qu’ils gagnent. Mais là encore face aux critiques, le montant de la taxe est allé en diminuant. Les habitants conservent donc plus d’argent au détriment du kibboutz ». « Beaucoup de jeunes qui partent étudier puis travailler en ville ne souhaitent plus revenir au kibboutz car ils gagnent davantage là-bas », explique-t-il.
L’industrialisation croissante des kibboutzim a également entraîné le recours à de la main-d’œuvre extérieure. Elle est importante : 50 à 60 % des travailleurs employés par l’ensemble des kibboutzim. Ces travailleurs peuvent être juifs, mais on compte aussi beaucoup d’Arabes ou de travailleurs immigrés d’origines diverses (Sud-Est asiatique, Europe orientale…). Cette main-d’œuvre touche évidemment un salaire, notion qui n’existe normalement pas dans un kibboutz, et ne participe pas vraiment à la définition des politiques du kibboutz, ce qui viole le principe égalitaire du projet.
… A la crise idéologique
Surtout, la période pionnière est désormais loin, et les kibboutzim ne sont plus la référence incontournable de la construction du socialisme à l’israélienne. Neta me confirme le changement idéologique intervenu depuis l’époque de ses grands-parents, arrivés dans le kibboutz dans les années 1920. « Mes grands-parents étaient très pauvres. Ils sont venus, guidés par l’idéal national, pour construire le pays de leurs mains. Mais à compter de la guerre des Six Jours, la « mission nationale » s’est moins faite sentir ». Il se rappelle : « Au début des années 1970, le kibboutz a donné les premières télévisions à ses habitants, ils voulaient se sentir davantage “comme tout le monde” ». Une anecdote qui traduit bien un changement d’époque, celui de la décennie 70-80, marquée par le développement du capitalisme (et, partant, de la société de consommation) et de l’individualisme.
D’un mode de vie entièrement collectiviste (prise des repas en commun, absence totale de propriété privée, éducation en commun des enfants, qui ne vivaient pas avec leurs parents), des évolutions se sont fait sentir, en particulier une acceptation de la vie privée et de la vie de famille. Aujourd’hui, il n’y a guère que le repas du midi qui soit pris en commun au réfectoire, et les enfants dorment chez leurs parents.
D’autres changements, plus profonds, ont également été amorcés, au point que Neta parle aujourd’hui de « nouveau kibboutz ». Les habitants de Kinneret ont ainsi récemment voté une loi autorisant les jeunes à construire, à leur frais, leur propre maison. Celle-ci devient donc leur propriété privée et ils pourront, à leur mort, la léguer à leurs enfants sans qu’elle ne revienne de manière automatique au kibboutz.
L’amorce d’un changement profond donc dans l’idéologie kibboutzique, dont l’un des principes fondateurs est la propriété collective.
Ofri, 24 ans, fils et petit-fils de kibboutznik de Kinneret m’explique qu’il a vu, en quelques années seulement, le kibboutz changer. Il me raconte, un brin de nostalgie dans la voix, son adolescence.
« Entre 12 et 16 ans, nous devions faire du volontariat une fois par semaine. Rien d’exceptionnel, juste aider par-ci par-là, notamment s’occuper des animaux de la ferme », me dit-il. « A partir de 16 ans, c’était un jour par semaine. Mais maintenant tout cela n’existe plus. Aujourd’hui quand je demande à mon [petit] frère s’il peut m’aider à faire quelque chose il me répond “Tu me paies combien pour ça ?” », me confie-t-il mi-rieur, mi-consterné.
Il m’emmène voir la fameuse « ferme aux animaux » dont aujourd’hui plus rien ne subsiste, mis à part un cheval, un âne et quelques lapins. « Tu as devant toi le kibboutz fantôme », déclare-t-il.
Une formule qui résume à elle seule le statut du kibboutz aujourd’hui ?
Pour Muki Tsur, secrétaire général du Mouvement kibboutznik unifié dans les années 1990, l’évolution des kibboutzim est essentiellement liée à l’évolution de la société. « Notre société actuelle est devenue capitaliste, hiérarchique, essentiellement fondée sur l’idée de salaire et de responsabilités. Les premiers kibboutznikim étaient jeunes et pauvres, mais aujourd’hui les habitants réclament une meilleure qualité de vie. D’où un conflit entre ceux qui souhaitent s’adapter davantage à la nouvelle société capitaliste car ils la considèrent comme inéluctable et ceux qui veulent conserver les idéaux fondateurs du kibboutz comme modèle alternatif à la société de consommation ».
Une communauté où il fait bon vivre
Mais malgré les nombreux changements amorcés, il fait toujours bon vivre au « Kibboutz Kinneret » : les installations et services y sont nombreux. Les habitants peuvent ainsi emprunter quand ils le souhaitent une voiture, ou un bateau à moteur, profiter de la piscine ou du billard installé dans le quartier des adolescents (où résident tous les jeunes de plus de 16 ans, âge auquel ils peuvent bénéficier de leur premier « chez eux »).
Si, à l’origine, les kibboutzim ont été formés par de jeunes immigrants pauvres et sans subventions et que la vie y était extrêmement difficile, le niveau de vie atteint aujourd’hui est l’un des plus élevés d’Israël. A cela plusieurs explications : l’éducation revient très peu cher puisque le kibboutz dispose de sa propre école primaire à l’intérieur de ses murs et d’un collège-lycée à proximité immédiate. Le kibboutz dispose également de sa propre clinique et finance à hauteur de 60 % le coût des médicaments.
En 2005, près de 120 500 personnes (1,8 % de la population israélienne) vivent dans l’un des 268 kibboutzim disséminés du plateau du Golan jusqu’à la mer Rouge. Ils représentent encore 10 % de la production industrielle israélienne, 40 % de sa production agricole et 6 % de son PIB en 2010. Ainsi, en dépit de certains problèmes économiques (globalement bien surmontés), de la perte d’une partie de son prestige au sein de la société israélienne (qui ne considère plus les kibboutzim comme un modèle à atteindre) et de l’acceptation d’une sphère privée importante (vie familiale et consommation), l’institution du kibboutz demeure, de nos jours encore, le plus grand mouvement communautaire au monde.
Quand je demande à Muki Tsur, s’il pense que les kibboutzim existeront encore dans 50 ou 100 ans, il me répond, non sans ironie : « Je ne suis ni prophète, ni devin, je ne peux pas prédire l’avenir. Cela dépendra du degré de développement du capitalisme et de la mondialisation. Je considère, en tout cas, que j’ai le devoir moral de promouvoir certaines idées en espérant qu’elles auront une certaine influence. Les kibboutzim ont un message à délivrer au monde et j’espère qu’ils seront une source d’inspiration pour l’avenir ». 
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