Reste à savoir s’il atteindra son objectif…
Mohammed DajaniDaoudi appartient à une grande famille palestinienne, les Dajani, gardienne dutombeau du Roi David sur le Mont Sion, à Jérusalem, depuis le XIVe siècle.
Militant politique, leader étudiant et ex-membre du Fatah durant sa jeunesse,il est aujourd’hui, à 66 ans, un homme mesuré à la tête du mouvement desmodérés.
Ne lui dites pas qu’il est isolé et qu’il prêche dans le désert : il vousrépondra que la plupart des Palestiniens sont modérés comme lui, et qu’euxaussi veulent la paix. Son combat, c’est en participant à la mise sur pied dufutur Etat palestinien qu’il le mène. Depuis 1995, il a formé des milliers dePalestiniens à la gestion d’un gouvernement.
Il nous reçoit dans sa maison de Beit Hanina, à Jérusalem- Est. Les murs del’escalier qui mène à son bureau sont tapissés de photos de Nasser, de YasserArafat, d’Obama, mais aussi des nombreux membres de la famille Dajani. Au nord,les fenêtres donnent sur la barrière de séparation, dont la constructionentamée en 2002 vise à empêcher les terroristes-suicides d’entrer dans Jérusalem.
Cheveux grisonnants, début de calvitie, cravate bleue sur chemise blanche,Dajani Daoudi ressemble plus à un banquier qu’à un ancien combattant du Fatah.Il n’y a dans sa voix ni colère, ni frustration ; c’est un homme sérieux auxmanières calmes.
La fleur au fusil ?
Né à Baka, devenu, depuis, un quartier huppé de Jérusalem,il a deux ans quand sa famille s’installe dans le quartier musulman de laVieille Ville. De son enfance, il a gardé le souvenir de l’école maternelle,près de la mosquée d’Al-Aqsa, et des épées que son grand-père et ses oncles luimontraient avec fierté. Quand il atteint l’âge de 15 ans, les Dajani Daoudiquittent la Vieille Ville, devenue surpeuplée, pour le quartier prospère deShouafat, à Jérusalem-Est. Deux ans plus tard, en 1962, les voilà à BeitHanina, dans la maison qu’il habite encore aujourd’hui.
À 18 ans, il part étudier l’ingénierie à l’université américaine de Beyrouth.Nous sommes en 1964 et il se rallie vite au Fatah, branche militaire de l’OLP,qui le forme au combat.
A l’université, c’est un meneur politique. Pourtant, affirmet- il aujourd’hui,on ne lui a jamais enseigné la haine des Israéliens. « On insistait sur ladistinction entre Juifs et sionistes », explique-t-il. « Le judaïsme est unereligion, le sionisme une idéologie politique. Nous ne devions pas fairel’amalgame. Il n’y avait pas de haine chez nous, juste un combat pour notrelibération. » Jamais, Dajani Daoudi ne s’est jamais battu contre lesIsraéliens. Il n’a exploité sa formation au combat qu’à l’occasiond’escarmouches contre l’armée libanaise, qui cherchait à affaiblir « l’Etatdans l’Etat » créé par l’OLP à l’intérieur du Liban.
En 1967, après la guerre des Six-Jours, de nombreux Palestiniens sont désabusés: ils en veulent aux gouvernements arabes corrompus qui n’ont pas levé le petitdoigt pour les aider. C’est seulement en renversant ces régimes, estiment-ils,qu’ils pourront mettre fin, ensuite, à l’occupation israélienne de leursterres. Ils ne se sentent pas capables de se battre seuls.
Ce n’est pas l’avis de Dajani Daoudi, ni du Fatah en général.
Pour eux, la priorité est de chasser l’occupant par tous les moyens.
Une corruption « raisonnable »
Au début des années 1980, Dajani Daoudiabandonne la politique et le militantisme étudiant pour se consacrer pleinementà ses études. Il obtient trois diplômes de troisième cycle dans des universitésaméricaines : un master et deux doctorats de sciences politiques.
De 1985 à 1995, il vit en Jordanie : il travaille d’abord dans l’usine deradiateurs familiale, puis obtient un poste de professeur de sciencespolitiques dans une université privée.
De retour en Judée-Samarie à la fin des années 1990, il devient un bâtisseur dela nation palestinienne. Principal conseiller technique de l’Autorité palestinienne,puis fondateur d’un institut de formation en administration publique, ilenseigne l’art de diriger un pays. « Nous devions créer un Etat de toutespièces », résume-t-il. Il est bientôt accusé de népotisme et riposte enaffirmant que le népotisme a du bon. « Cela ne me dérange pas que vous engagiezvotre fille », dit-il à l’un des ministres, « à condition que vous l’envoyiezen formation chez moi. De cette manière, si vous quittez le ministère, ellerestera en poste, puisqu’elle aura acquis des compétences. » S’il reconnaît uncertain degré de corruption au sein de l’Autorité palestinienne, il affirmequ’elle reste dans les limites du raisonnable. « A l’époque, les gens rêvaientde construire un Etat et ils étaient pleins d’idéaux. La corruption est venueplus tard, quand l’argent est arrivé de tous les côtés. » A la fin des années1990, par exemple, le Japon offre des voitures aux ministres de l’AP. Trèsvite, on constate que ce sont surtout les femmes et les enfants des ministresen question qui les conduisent. L’AP fait alors passer une loi autorisant sesforces de l’ordre à vérifier qui est au volant et ce privilège finit pars’arrêter.
La presse israélienne ne s’est jamais privée d’affirmer que le chef YasserArafat était corrompu. « Mais c’est faux ! », s’insurge Dajani Daoudi. « Arafatutilisait l’argent pour obtenir des soutiens, et non pour son usage personnel.Il vivait très modestement. »
Le Hamas abat ses cartes
En 2002, Dajani Daoudirenoue avec le milieu universitaire en créant le cursus d’Etudes américaines àl’université Al- Qods, à Jérusalem. Il enseigne alors la politique comparée etl’administration américaine, minimisant l’importance de la démocratie et luipréférant le pluralisme comme objectif politique premier. « Dans une démocratie,la majorité dirige la minorité, une situation gagnant-perdant. Avec lepluralisme, on a un consensus de la majorité et de la minorité, qui permetd’arriver à une situation gagnant gagnant.»
La marche de Dajani Daoudi vers la modération débute en 2006, lorsqu’il voitle parti islamiste Hamas négliger la politique pour concentrer tous ses effortssur le combat armé contre Israël. « Dans la campagne électorale, le Hamas avaittrois slogans : changement, réformes, responsabilité », rappelle-t-il. « Des slogansqui laissaient augurer un gouvernement efficace et tourné vers la paix. Aprèsson coup d’Etat militaire de juin 2007 et sa prise du pouvoir dans la bande deGaza, le mouvement se met soudain à proclamer de nouvelles idées : pas denégociations, pas de paix, répudiation des accords d’Oslo, lutte armée. Nousnous sommes sentis floués. » Le Hamas abat alors ses cartes : il entend créerun Etat islamiste en Judée-Samarie et dans la bande de Gaza. Est-ce vraiment cedont rêvent les Palestiniens ? se demande Dajani Daoudi. « Le Hamas a agi commes’il représentait tous les Musulmans de Palestine, mais il n’y a rien de moinssûr ! » C’est un incident dont il est témoin un vendredi de novembre 2006 quifera de Mohammed Dajani Daoudi un « militant de la paix ». Ce matin-là, 400Palestiniens se pressent au point de contrôle, situé juste devant chez lui,pour aller prier dans la Vieille Ville de Jérusalem. Ils poussent, crient,essaient de passer en force. Les soldats israéliens ont recours au gazlacrymogène pour les disperser et Dajani Daoudi, qui observe la scène de safenêtre, sent ses yeux piquer. Il est sûr que les médias vont arriver, que descoups de feu seront tirés et qu’il y aura des victimes.
Et puis, tout à coup, les choses se calment. Un accord a été conclu entreTsahal et les Palestiniens. Des bus israéliens vont arriver pour emmener lesfidèles prier et les soldats garderont les papiers d’identité, qui serontrestitués au retour des Palestiniens au point de contrôle. « Je me suis dit quec’était là une situation gagnant-gagnant », raconte Dajani Daoudi. « Orj’enseigne moi-même l’art des situations gagnant-gagnant. »
La modération ? Unevertu essentielle
Et comment était-on parvenu à cet accord ?, s’était encoredemandé Dajani Daoudi. Parce que la foule des Palestiniens avait accepté denégocier ! Dajani Daoudi voit là une lueur d’espoir pour tous les Palestiniens.« Ce n’étaient ni des militants du Hamas ni des islamistes radicaux. Ils neportaient pas de bombes. Ce n’étaient pas des terroristes. Ils avaientsimplement envie d’aller prier. » Dès lors, convaincu que ces modérésreprésentent la majorité des Palestiniens, Dajani Daoudi n’a plus qu’une idéeen tête : créer non pas un parti de plus, mais un mouvement politique centristeet modéré. Celui-ci voit bientôt le jour et se nomme Wasatia, « centriste », enarabe. Dajani Daoudi a tiré son inspiration du 143e verset de la souraAl-Baqara, dans le Coran : « Et c’est ainsi que nous avons fait de vous unecommunauté de juste milieu ».
Dans un livre publié en 2009, Wasatia, l’esprit de l’islam, Dajani Daoudi écrit: « La modération est une vertu ancienne, mais que l’on a pourtant négligée.Wasatia est une doctrine essentielle, mais que l’on a pourtant ignorée ».Depuis, il a publié de nombreux articles et une dizaine d’ouvrages expliquantce que signifie le terme « modération » pour les Palestiniens.
Il n’est pas surprenant, dès lors, que les extrémistes palestiniens l’accusentde vouloir saboter les intérêts de son peuple. Pour eux, faire l’apologie de lamodération, c’est promouvoir des idées occidentales, donc indésirables. Sur sapage Facebook, quelqu’un a barré sa photo d’un « X ». En 2009, quelques joursavant une conférence qu’il doit donner au couvent de Notre-Dame, à Jérusalem,il reçoit un e-mail de menace : « Si tu y rentres, tu n’en sortiras pas ! » Ily est allé et rien ne s’est passé. Il a fermé sa page Facebook et modifié sonadresse mail.
En fait, les attaques personnelles ne le perturbent pas. « Ce n’est pas ça quime fera changer d’avis », affirme-t-il. « Au contraire, cela me conforte dansmon opinion. Cela me donne l’impression que j’oeuvre dans le bon sens. » Lesmenaces de mort ne l’effraient pas plus. « Je n’ai jamais craint pour ma vie »,commente-t-il. « On nous a toujours enseigné que nous serons des martyrs etqu’il ne faut donc pas avoir peur de mourir. La mort est une récompense, undébut. »
Apprendre à se connaître
Outre ses écrits et ses conférences, DajaniDaoudi ne cesse de rencontrer des cheikhs, des imams, des professeurs d’universitéet autres hauts personnages pour tenter de les rallier à ses idées demodération. Face à un interlocuteur intransigeant, il pose une question trèssimple : « Qu’estce qui est le plus important : votre grand rêve ou un petitespoir ? Le grand rêve, pour un Israélien, c’est de se réveiller un matin et des’apercevoir qu’il n’y a plus de Palestiniens. Le grand rêve pour unPalestinien, c’est de se réveiller un matin et de s’apercevoir qu’il n’y a plusd’Israéliens.
Et que serait un petit espoir ? Ce serait, tant pour lesPalestiniens que pour les Israéliens, de se réveiller un matin avec des gensvivant heureux dans deux Etats mitoyens, dans la coopération et laco-existence. » Pour que ce « petit espoir » devienne réalité, suggèret- il,les Israéliens et les Palestiniens doivent apprendre à se connaître. « Ilss’apercevront vite, alors, qu’ils sont complémentaires. Nous ne nousaffronterons plus et nous aurons des contacts de peuple à peuple. » DajaniDaoudi soupire en prononçant ces mots et l’abattement marque ses traits. «Entre 1990 et 2000 », ajoute-t-il, « on a dépensé à peine 30 millions dedollars pour ces projets de rapprochement des peuples, tandis que le mur deséparation, lui, a coûté plus d’un milliard de dollars ! » Pour les Israéliens modérés,savoir qu’il existe un tel mouvement côté palestinien est une bonne nouvelle. «Il est important que la voix de Mohammed Dajani Daoudi soit entendue ici et àl’étranger », déclare Ron Kronish, directeur du Conseil de coordinationinter-religieuse de Jérusalem, qui travaille en collaboration étroite avec lesPalestiniens. « Les gens doivent savoir qu’il existe quelqu’un comme lui, unepersonne qui cherche à répandre dans sa communauté des idées de modérationfondées sur des sources islamiques.
Seulement, ce serait bien qu’il ne soit pasle seul ! » Si les partis politiques modérés ont fleuri en Israël dans lesannées 1970 et 1980, c’est que leurs dirigeants étaient convaincus qu’ilexistait chez les Palestiniens des formations équivalentes. Cependant, avec lamontée en puissance d’un Hamas militant, il est devenu très improbable que l’onpuisse voir un jour prochain des Israéliens et des Palestiniens modérés rallierles voix de la majorité des électeurs.
Pourtant, Dajani Daoudi ne perd pas espoir. « Nous plantons des graines enespérant qu’elles donneront un jour des fruits », assure-t-il.