Agounot : le Consistoire français rétrograde ?

Il est inadmissible que, dans la France du XXIe siècle, se marier sous une houpa signifie pour les femmes d’aliéner potentiellement leurs droits et leur liberté

Les chaines du mariage  (photo credit: Wikimedia Commons)
Les chaines du mariage
(photo credit: Wikimedia Commons)

 

 

 

Pour qui vit en Israël ou aux Etats-Unis, le sujet est connu, sinon familier : pas un jour ne se passe sans un article touchant de près ou de loin la situation de ces femmes à qui leur époux refuse de délivrer le libelle de répudiation religieuse, le Guet. Les rabbins, juristes, halakhistes et militants pour les droits des femmes débattent, mettent le sujet sur la place publique. Et même si tout n’est pas idyllique, le problème est porté à l’agenda des politiques, des projets de lois sont déposés, des sommets organisés. Un second sommet international consacré au problème des Agounot et Messoravot Guet1 a par exemple été organisé le 3 mars dernier, au département de droit de l’université de Bar-Ilan. Il est d’ailleurs notable qu’une seule personnalité française ait été invitée à ce sommet, le Pr Liliane Vana, spécialiste de droit hébraïque, philologue et militante pour les Agounot depuis de nombreuses années.

D’ailleurs, les Agounot ont désormais un visage, un nom : la récente affaire Gital Dodelson, du nom de cette jeune femme américaine mariée à l’arrière-petit-fils du décisionnaire halakhique Moshé Feinstein et à qui son époux refusait d’accorder le Guet, a eu un traitement médiatique sans précédent, réseaux sociaux et tribunes libres dans les journaux à l’appui, ainsi qu’un dénouement heureux, moyennant tout de même une somme d’argent tenue secrète.

Une intense activité, donc, autour des Agounot. Et en France ? Rien de tout cela. Ou si peu.

La presse juive francophone, à l’exception de certaines initiatives isolées, est silencieuse, voire complaisante avec les institutions. On a par exemple pu lire le Grand Rabbin Michel Gugenheim, dans un numéro spécial de L’Arche consacré aux femmes, se réjouir du fait qu’il n’y aurait pas selon lui de problème de Agounot en France étant donné l’existence d’une procédure civile pouvant condamner l’époux récalcitrant à des dommages et intérêts pour préjudice moral et volonté de nuire en application de l’article 1382 du Code civil. Notons que le Grand Rabbin Gugenheim cumule les fonctions de Grand Rabbin de Paris, de Grand Rabbin de France par intérim (jusqu’aux prochaines élections du 22 juin 2014) et de chef de facto du Service des Divorces du Consistoire – de jure il est dirigé par les Rabbins Betsalel Levy et Abraham Braka.

Certes, officiellement, le Consistoire encourage, après deux convocations de l’époux récalcitrant et une sommation par huissier, les femmes à se pourvoir au Tribunal civil. Dans les faits, non seulement le Consistoire n’aide pas les victimes, mais il exerce encore un chantage systématique. Par exemple, il va être demandé à l’épouse de retirer sa plainte au civil ou d’en changer les clauses, soi-disant pour ne pas nuire à son Guet. Souvent, on refusera de prendre les appels de l’épouse ou de ses conseils ; leurs courriels resteront sans réponse.

Le ton triomphaliste de la parole officielle est donc un miroir aux alouettes qui induit en erreur le public. D’autant que le doute est de mise concernant la bonne foi du Rabbin Gugenheim, dont la misogynie est légendaire. C’est le même « dayan » qui déclarait, il y a peu, afin de justifier son refus de faire célébrer des bat-mitsvot dans les synagogues consistoriales, s’appuyant sur on ne sait quelles sources, celles qui l’intéressent manifestement, que la voix d’une femme était erva, nudité, dès l’âge de trois ans. C’est aussi lui qui, selon une source du Consistoire aurait affirmé sans rire, en séance plénière que « les femmes sont Satan ». De quoi relativiser son engagement de façade.

L’attente peut durer


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de quelques mois à toute une vie

 

Il est aisé de pointer du doigt les maris cruels qui enchaînent leurs femmes dans un mariage dont elles ne veulent plus, et on a raison de le faire. Mais il ne faudrait pas que cette condamnation morale masque la forêt qui se cache derrière ces hommes : un service des divorces consistorial opaque, sans contrôle ni procédures fixes. On notera qu’il n’existe aucun chiffre officiel des Agounot et Messoravot guet en France. Le Consistoire refuse de transmettre ses chiffres, arguant qu’il n’y aurait qu’une poignée de divorces difficiles actuellement. Toutefois, certains rabbins, ainsi que les militants, confient que le pourcentage de femmes ne recevant pas leur Guet après leur divorce civil est significatif, peut-être entre 20 et 30 %. L’attente peut durer de quelques mois à toute une vie. L’absence de statistiques invite à la prudence. Il est tout de même raisonnable de soutenir que l’affirmation consistoriale est ridiculement en dessous de la réalité.

Malgré leurs défauts, les tribunaux rabbiniques israéliens ont en comparaison le mérite d’être des tribunaux, avec des greffiers, un accès libre à son dossier et à ses pièces, des procédures administratives claires ainsi que la possibilité de faire appel et d’en référer à la Haute Cour rabbinique, le Beth-Din HaGadol. Rien de tout cela n’existe en France.

Le Consistoire, organe officiel du judaïsme français, est quant à lui actuellement sans Av-Beth-Din, depuis le départ du Dayan Rav Yirmyahou Cohen, et sans juge rabbinique (dayan) qualifié, ni procédures transparentes. Il arrive ainsi que l’un des époux soit convoqué sans que l’autre en soit informé. Il arrive également que certains rabbins non consistoriaux s’ingèrent dans le dossier, avec l’approbation complice du Consistoire, comme récemment le Rav ashkénaze Abraham Barouh Pevzner, des institutions Loubavitch françaises et responsable d’une cacherout loubavitch et le Rav Pinhas Edery, rabbin séfarade des Institutions Sinaï, et sans même rencontrer l’épouse, fournissent au mari récalcitrant des attestations produites en justice arguant de « paramètres religieux nécessaires non réunis pour le divorce religieux » ou encore que « du point de vue de la religion juive, le divorce n’est pas envisageable ». Tout ceci dans le dans le but avoué de faire avorter une procédure devant des juridictions « non juives ». Incidemment, la partie que l’on maintient dans l’ignorance ou à qui est porté préjudice est presque toujours la femme.

Une source interne au Consistoire confie en outre qu’il arrive que des rabbins du service des divorces du Consistoire organisent eux-mêmes des « négociations » impliquant des sommes d’argent. Tout ceci se fait au détriment des femmes, qui n’ont d’autre recours que de s’y soumettre si elles veulent recouvrer leur liberté et recevoir leur Guet.

 

Entre parole officielle et réalité : l’omerta

 

Soyons clairs sur les termes, nous n’avons en aucun cas affaire ici à une véritable négociation. En théorie des jeux, une négociation mérite ce nom uniquement si les protagonistes ont tous les deux l’intention et les moyens de coopérer. Si l’une des deux parties a toutes les cartes en mains, ce n’est plus une négociation, mais un chantage asymétrique. Rares sont les femmes victimes d’un tel chantage à oser en parler. L’écrivain Eliette Abecassis, dans son roman, Et te voici permise à tout homme (Albin Michel, 2011) a été la première à oser briser l’omerta. Son roman raconte des faits qui concordent avec d’autres témoignages. Elle y raconte comment un rabbin du service des divorces – que toutes les Agounot ou anciennes Agounot contactées ont facilement identifié tant le mode opératoire est immuable – l’aurait poussée à se démunir d’un appartement qu’elle avait en héritage au profit de son ex-époux dans l’espoir d’obtenir son Guet. Non seulement elle aurait dû donner l’appartement, mais le Guet ne lui a pas été remis suite à cela. Elle a fini par obtenir une annulation de mariage par un tribunal rabbinique israélien conforme à la halakha orthodoxe avec l’aide du Pr Vana. Le comble du comble, c’est que le Consistoire a ensuite exigé l’émission d’un Guet alors même que d’un point de vue halakhique elle n’en avait plus besoin.

Selon certaines sources au Consistoire souhaitant garder l’anonymat, il y aurait récemment eu un cas encore plus grave. Une jeune femme, en attente de Guet depuis quelques années, aurait été victime d’un chantage de la part de

 

 

son ex-mari par l’entremise ce même rabbin du Services de divorces avec l’aide d’un rabbin Loubavitch non consistorial ayant de très hautes responsabilités dans l’éducation juive, et d’un Grand Rabbin consistorial, occupant lui aussi de hautes fonctions : une somme de plusieurs dizaines de milliers d’euros à l’ordre de l’association caritative présidée par l’un des rabbins siégeant et destinée en partie à l’ex-mari aurait été exigée. De fausses attestations de la main de la femme renonçant à toute procédure civile actuelle et future et affirmant que toutes ses précédentes déclarations auprès des tribunaux civils étaient mensongères auraient également été extorquées. Le Guet aurait été remis dans ces conditions et la femme libérée. Suite à cela, des menaces auraient été exercées indirectement sur la femme pour qu’elle garde le silence. Si elle refusait, on aurait suggéré que le Guet pourrait être remis en question, au moyen de quelque tour de passe-passe halakhique malhonnête.

Après le chantage au Guet par les époux cruels, voici le chantage au Guet par les Rabbins ! On n’arrête décidément pas le progrès…

S’ils étaient révélés, ces faits, en plus d’être moralement choquants et d’impliquer des actes potentiellement passibles de sanctions pénales, permettraient de répondre à la question qui brûle les lèvres de tout un chacun : mais pourquoi les autorités rabbiniques ne font-elles rien pour résoudre le problème des Agounot ? Pourquoi certains de nos rabbins, que nous avons été habitués à respecter et honorer, sont-ils si pusillanimes dès lors qu’il s’agit de s’attaquer à l’un des plus grands fléaux touchant le judaïsme ? La réponse est aussi simple qu’elle est effrayante : Parce qu’en plus de manquer de courage, lequel ne faisait pourtant pas défaut aux Sages des générations précédentes ni à certains décisionnaires contemporains, tels le Rav Ovadia Yossef, ils ont l’air d’y trouver un intérêt, qu’il soit politique ou moins avouable. « La corruption trouble la vue des clairvoyants et trouble la parole des justes », dit l’Exode avec sagesse.

Un enjeu vital pour le judaïsme, pas un problème de femmes

 

Il convient de préciser que le problème des Agounot et Messoravot Guet n’est pas seulement un problème de femmes, c’est un problème endémique qui a des répercussions importantes sur le peuple juif dans son ensemble. En effet, qui dit Agounot, dit mamzerim, en nombre potentiellement croissants. Un mamzer est un enfant adultérin ou né d’une relation interdite, par exemple d’une femme divorcée civilement mais non religieusement et d’un autre homme que son ex-époux. Le statut de mamzer est un statut juridique tragique puisque seul un mamzer peut épouser un autre mamzer, que ce statut est héréditaire ad vitam aeternam. Chacun d’entre nous peut être confronté au problème, à l’occasion d’un mariage, ou du mariage d’un proche. Nos propres enfants pourraient vouloir se marier avec de tels enfants.

Le pire ? Les solutions à l’intérieur du cadre orthodoxe strict de la halakha existent, et sont connues. Ce sont notamment l’accord prénuptial et l’ajout de clauses légales dans le contrat qu’est la ketouba (tnaï be-qiddushin) comme solutions prophylactiques, l’annulation rétroactive de mariage (hafqaat nissouin) ou le Guet donné par le Beth-Din (guet ziqouï) comme solutions curatives. Toutes ces solutions sont complexes et ne sont pas pour certaines de véritables solutions (l’accord prénuptial par exemple ne protège que très relativement) et cela déborderait le cadre d’un simple article de journal d’entrer dans les détails et les sources halakhiques. Qu’il suffise ici de mentionner leur existence pour prendre la mesure de l’attentisme rabbinique en France.

L’accord prénuptial a récemment tenté une entrée en France, par une timide résolution du dernier Conseil des rabbins européens invitant les rabbinats européens à adopter un accord prénuptial standardisé ainsi que les enjoignant à refuser tout service religieux aux maris récalcitrants, parmi d’autres recommandations.

Malgré son caractère modéré, cette recommandation, suggérée il y a plus de quinze ans par certains rabbins et dont il faut tout de même apprécier l’existence, le Grand Rabbin Gugenheim aurait refusé de la relayer à l’échelle locale.

De la comparaison avec ce qui se fait dans d’autres pays du monde, la France, pays des droits de l’homme, ne ressort pas gagnante, loin de là. Il est urgent que la question soit portée à l’agenda du futur Grand Rabbin de France, que des concertations aient lieu avec des experts afin d’élaborer une procédure de divorce religieux transparente, sans discrimination envers les femmes ni actions illégales. Et sans complaisance envers les époux récalcitrants qui se jouent des tribunaux rabbiniques et en pervertissent les valeurs. Il est impensable et inadmissible qu’au XXIe siècle, en France, se marier sous une houpa signifie pour les femmes aliéner potentiellement leurs droits et leur liberté.

 

 

 

 

1. Techniquement, on désigne par Agounot ces femmes dont on ne sait si le mari est mort ou vivant (parce qu’il s’est enfui, qu’il est porté disparu ou qu’il est dans le coma) et qui ne peuvent, par conséquent, se remarier. Par Messoravot Guet, on désigne ces femmes à qui leur époux refuse de donner le Guet. Toutefois, il est fréquent que le terme Agounot soit utilisé pour désigner génériquement ces deux réalités pourtant halakhiquement distinctes.