Ce qui frappe d’entrée, c’est l’extrême concision du style. Resserré jusqu’à la moelle. Sa manière à elle d’essayer de dire, qui témoigne de son rapport au langage, aux mots : « Je n’aime pas la surabondance, la logorrhée, même dans l’écriture », confie Léo Lévy qui se distingue d’emblée par sa naturelle modestie. Ce récit, écrit car « cela ne pouvait pas ne pas être », dit-elle, veut puiser sa légitimité de cet impératif : « Il est né de la nécessité qu’il y avait à donner des clés et des éléments de reconnaissance, pour permettre de comprendre ce qu’il y a de continuité dans le parcours de Benny Lévy et aussi comment se sont produits les bouleversements », confie-t-elle. La quête de vérité vibrante du maoïste inspiré et du militant investi, le parcours passionné du philosophe en guerre contre la doxa, de son immersion dans la lutte ouvrière à sa plongée dans le Talmud, l’incarnation constante de sa pensée dans les actes et sa parole incandescente, nous sont livrés dans une prose concentrée qui restitue l’intégrité de l’engagement loin de toute compromission et l’exigence du cheminement. Ce récit non chronologique s’ouvre sur les dernières années d’abord et le bonheur de Benny, « un Juif debout devant le Maître des mondes », d’être à Jérusalem.
Puis vient leur rencontre à Paris, pour que le lecteur sache « qui » parle, « qui » écrit : « On dit chez nous qu’un père n’a pas de fille, qu’on la lui a seulement laissée en garde, jusqu’au jour où il doit la restituer. C’est ainsi que Benny me reçoit, d’un père sorti de l’histoire en fumée », écrit-elle. Une rencontre inaugurale qui tiendra une place capitale dans le parcours de Benny. Elle l’aura mis en face d’un « malheur juif assez réel pour se passer d’imaginaire », l’histoire familiale de Léo (née Léopoldine) qui deviendra sa compagne de tous les instants. Car « la souffrance juive – la plus bouleversante de toutes les souffrances (Jean-Paul Sartre) – sera pour Benny le point d’ancrage de toutes les utopies, le grain de sable qui, au bout du compte, fera s’effondrer les théories les mieux agencées », écrit-elle.
Devenir juif
Parce qu’avec Sartre ils seront arrivés « à un point de butée dans l’analyse à autrui », Benny lira les écrits de Levinas entre 1975 et 1978 et sera foudroyé, « car la vérité frappe », souligne Léo Lévy. « Un des éléments clés de son « tournement » (un néologisme de Benny qui évite l’homonymie avec le « retour » d’Ulysse en Ithaque), aura été de retrouver son nom propre, grâce à Sartre, quand ils publient une partie de leurs entretiens dans Le Nouvel Observateur ; Sartre exige que cela paraisse sous le nom propre de Benny Lévy et non plus sous son pseudonyme Pierre Victor. Benny a avoué qu’à voir son nom s’étaler dans les publicités, il se sentait comme un papillon épinglé. Il sortait de fait de la clandestinité. Passer du noir à la pleine lumière l’a frappé d’un sentiment presque de malaise. Le masque tombait et cela a marqué l’achèvement de la période du personnage faux : Benny disait qu’il était faux « avant ». « Il était beaucoup plus dur que moi sur cette période de l’engagement politique » confie-t-elle. Puis en se conformant à la Halakha (la loi juive), le couple passera de l’autre côté, et vendra Lénine au poids. De cet accordement entre philosophie et Torah voulu par Levinas, il dira plus tard, quand il aura été enseigné par ses Maîtres de la Kabbale, qu’elle était une « illusion alors nécessaire ». Il reviendra pourtant à Levinas et Sartre, revisités du lieu même de sa foi, la lecture de leurs textes nouvellement nourrie par son Limoud et la sagesse d’Israël.
Un couple qui coule de source
L’accent est généralement mis sur le parcours politique de Benny Lévy. L’embarras face à ce point nodal de l’itinéraire de ce « Juif des textes, Juif de la lettre » comme elle le nomme, et son tournement, pointe volontiers l’histoire d’amour pour nourrir l’évitement, « mais ce n’est pas ce que j’ai voulu écrire », se défend Léo Lévy. Et pourtant, l’évidence de leur relation s’imposera dès leurs premiers échanges. « Pour comprendre il faudrait revenir sur le point de continuité qui était d’abord dans notre relation à nous pendant la période politique et qui après a pris toute son ampleur qui est l’expérience d’Auschwitz, ça a compté énormément. Pendant la période politique, c’était un peu à l’arrière-plan, car on avait l’idée en somme qu’avec le mouvement ouvrier, l’ère messianique arrivait et qu’il n’y aurait plus de problèmes pour les Juifs ; je caricature à peine. Mais Auschwitz a quand même été fondateur dans notre relation. Contrairement à l’expérience du communisme qu’avait Benny, j’étais dans les mouvements de jeunesse issus de “l’Union des Juifs pour la résistance et l’entre-aide”, qui avaient une idéologie communiste, mais bizarrement, c’est là-bas, à 7-8 ans, que j’ai appris à écrire l’hébreu de manière cursive et à le lire à cause du Yiddish ; on jouait une mise en scène de la case de l’oncle Tom et en même temps on apprenait des danses hassidiques. Au moment de la GP (gauche prolétarienne), je pensais comme tout le monde que dans quelques années les masses auraient le pouvoir, mais j’avais un rapport très fort à ma mère ; donc Auschwitz n’était jamais très loin ». Elle épousera ainsi tout naturellement les convictions de cet homme de foi et ses révolutions, parce qu’en accord avec les siennes, dans une concordance de temps dont l’amour a le secret, pour former un couple côte à côte et face à face. « Nous notre shiddoukh, c’est Hakadosh Baroukh Hou directement qui s’en est occupé disait Benny, on peut traduire ça par évidence », admet-elle. Ce parcours hors du commun, du communisme à la Halakha, d’un apatride rendu à son peuple, offrait matière à une biographie fleuve. Léo Lévy a voulu un récit tout en retenue, refusant l’exhaustivité « qui dirait toutes les rencontres, tout ce qui se serait dit, pensé, écrit », précise-t-elle. Aussi éclaire-t-elle le cheminement de Benny Lévy, qui aura élu résidence dans les textes, et habité la langue française plutôt que de devenir israélien, sans y jeter toute la lumière. « Je ne voulais pas favoriser la paresse », avoue-t-elle. « Le travail de Benny ouvre beaucoup de portes, de pistes, de chemins, il n’a rien de totalisant, au contraire. Le projet était que le lecteur ne puisse pas faire l’économie d’aller à ses écrits ». L’objectif est atteint, sa plume emporte l’adhésion ; son récit éveille le goût de puiser à l’enseignement de Benny Lévy et se nourrir à ses écrits.
A la vie, Léo Lévy, éditions Verdier