Le mois dernier, Simonas Alperavicius s’est éteint. Cet homme ne se contentait pas de faire des émules au sein de sa propre communauté, mais aussi parmi tous ceux qui avaient la chance de le croiser un jour. Il avait choisi de rester à Vilnius, en Lituanie, après la guerre. « J’aurais pu partir en Israël », disait-il, « mais là-bas, que serais-je devenu ? Juste un vieux Juif qui joue aux cartes sur la plage ! » Une remarque qui en disait long sur sa volonté de passer le flambeau à la génération d’Ashkénazes de Vilnius qui venait après lui.Car il s’était donné une mission : partager avec les jeunes de sa ville ses souvenirs de la vie juive trépidante qui caractérisait la capitale lituanienne et leur expliquer ce que signifiait être juif… en yiddish, bien sûr ! Dov Ber Kerler, professeur de yiddish à l’université de l’Indiana, aux Etats-Unis, se souvient d’Alperavicius comme d’un homme d’une vive intelligence qui défiait l’image que l’on se fait du Juif lituanien. Non pas quelqu’un de froid, mais une personnalité pleine d’émotion et très humaine. Simonas était favorable à tout projet de création en yiddish : pour lui, le yiddish faisait partie intégrante de la vie quotidienne.Alperavicius appartenait à une espèce en voie de disparition : ceux qui savent qui ils sont et qui comprennent l’importance de protéger leurs racines, culturelles ou linguistiques. Pour lui, ces racines-là étaient le yiddish et, s’il n’était pas resté à Vilnius, nul doute que la situation des Juifs en Lituanie serait bien plus sombre aujourd’hui.
La langue des Juifs d’Europe
Mais le yiddish, qu’est-ce que c’est ? La langue des grands-parents, pour beaucoup, celle qu’on parlait quand on ne voulait pas que les enfants comprennent. Au fil du temps, un certain nombre de mots à la sonorité amusante ont été adoptés dans d’autres langues, comme « bagel » ou « pastrami » en français, ou même le terme « glitch », utilisé en informatique. Et plus encore en anglais, notamment aux Etats-Unis, où l’on n’a pas besoin d’être juif pour s’exclamer « Oï ! » ou pour glisser « schlep » ou « meshouguéné » dans une phrase. On ne sait pas avec précision où et quand est né le yiddish, mais les spécialistes s’accordent à penser qu’on en trouve les premières traces en Allemagne, où se seraient installés les premiers Ashkénazes. Historiquement, le terme « Ashkenaz » faisait référence à une région de l’Allemagne et les Juifs qui y vivaient étaient donc les « Ashkénazim ». Très vite, le yiddish est devenu la langue universelle de la communauté locale, puis, dans toute l’histoire moderne, il a été celle des Juifs d’Europe, qui la connaissaient bien mieux que l’hébreu.A l’époque médiévale, la culture yiddish a commencé à se frayer un chemin à l’est. L’« Ashkenaz » allemand s’est déplacé vers l’est et le terme « ashkénaze » s’est mis à englober un peuple plutôt qu’une région bien délimitée. En Europe, qui disait « judaïsme » disait « langue yiddish ». C’était un amalgame composé d’emprunts aux langues avec lesquelles les Ashkénazes étaient en contact. Ses variations, côté est, comportent ainsi d’importantes composantes slaves qui traduisent le mouvement des Juifs de l’ouest vers l’est de l’Europe.
Comment mieux parler de la Shoah
Lorsqu’on évoque l’histoire juive moderne, c’est à la Shoah et à la création de l’Etat d’Israël que l’on pense. Une focalisation, certes logique, mais qui a contribué à mettre de côté cette histoire et cette culture très riches, assassinées en même temps que les Juifs d’Europe. De nos jours, on réfléchit beaucoup à ce que signifie être Israélien, à ce qu’est la langue hébraïque ou l’identité des Juifs qui vivent en Israël ; mais qu’en est-il de tout ce qui a été perdu ? Où étaient nos grands-parents et nos arrière-grands-parents avant de devenir Israéliens ? Et l’on oublie de parler de notre héritage, une identité juive très différente de la conscience de soi qu’ont les Israéliens des temps modernes.Nous passons beaucoup de temps à étudier la destruction des Juifs d’Europe et la création du nouvel Etat juif, avec l’émergence d’une nouvelle sorte de Juifs en Israël. En revanche, on cherche très peu, proportionnellement, à comprendre ce que signifiait être juif il y a moins de 100 ans encore. Ceci a pourtant défini l’histoire des Ashkénazes pendant bien plus longtemps que le lieu où nous vivons désormais.De l’identité yiddish, dépend le fondement même de l’identité juive. Le yiddish a des sonorités comiques, il permet de se plaindre d’une multitude de façons et il possède les seuls mots qui soient vraiment aptes à décrire la Shoah. L’hébreu, lui, est la langue de la confiance qui nous permet, dans une certaine mesure, d’oublier le passé et de parler objectivement de ce qu’étaient autrefois les Juifs. Il définit l’identité israélienne contemporaine et affranchit les Ashkénazes de leur personnalité antérieure. Négliger le yiddish et en faire un vague vestige du passé ne peut que desservir tous ceux qui ont ce bagage-là dans leur héritage.
La clé de la culture juive ashkénaze
La plupart des Israéliens – et même des Juifs de diaspora, d’ailleurs – ne comprennent pas ce qui pousse certains Juifs à apprendre le yiddish. Quant aux non-juifs polonais qui se plongent dans la culture, l’histoire et la langue des Ashkénazes, ils sont pour eux encore plus incompréhensibles. Pourtant, l’histoire des Juifs de Pologne est inextricablement liée à celle de la Pologne elle-même. Tout comme les Juifs sont de plus en plus nombreux à se tourner vers l’Israël moderne pour renforcer leur identité juive, les jeunes Polonais se mettent à étudier la « Yiddishkeit » pour mieux façonner leur identité polonaise.« Il y a le souvenir du peuple juif même dans la langue », explique Agnieszka, habitante de Varsovie, au sujet de sa langue maternelle, le polonais. Elle sait cela depuis sa plus tendre enfance, depuis le temps où on lui disait qu’elle faisait des choses « à la manière juive » sans qu’elle comprenne ce que cela voulait dire. Elle s’est mise à apprendre le yiddish à Varsovie, afin de découvrir la culture qui inspirait ces commentaires.La mémoire du peuple juif est présente en Pologne, non seulement dans la langue, mais aussi de façon visible, sous la forme d’objets ou de bâtiments juifs détournés de leur usage initial. La synagogue de Poznan servait, il y a encore quelques années, de piscine municipale et les devantures ornées de mezouzot ne sont plus celles de commerces tenus par des Juifs, mais de supermarchés ou de magasins de téléphones portables.« Tous ces détails visuels qui rappellent la vie juive locale d’autrefois incitent les jeunes à aller fouiller dans leur histoire », explique Aleksandra, de Wroclaw. « Les gens commencent à se rendre compte que la culture yiddish est très liée à l’histoire polonaise connue de tous, et ils passent alors à l’action… »Beaucoup de jeunes Polonais dont les grands-parents vivaient dans des agglomérations à majorité juive ont eux-mêmes subi sans le savoir l’influence du judaïsme ou de la langue yiddish. C’est le cas de Malgorzata (Gosia), de Kalisz, dont la grand-mère utilise encore des mots yiddish. « Yidish iz a shlisl tsou der yidisher koultour » [le yiddish est la clé de la culture juive ashkénaze] et, par là même, il est fondamental pour comprendre un élément très important de l’histoire polonaise.« La culture de nos grands-parents était liée à cette culture yiddish, même s’ils n’étaient pas juifs eux-mêmes », affirme Gosia.
Le pouvoir réunificateur du yiddish
Car ce qui est aujourd’hui l’un des pays les plus homogènes d’Europe était alors un lieu de multiculturalisme et de coexistence. Avant la Seconde Guerre mondiale, il y avait des Lituaniens, des Ukrainiens, des Biélorusses, des Allemands et des Juifs qui appelaient la Pologne leur pays.« Ma génération a perdu ce sens du multiculturalisme », poursuit Gosia. « Nous sommes polonais et catholiques, contrairement à autrefois, où il y avait une multitude de cultures différentes en Pologne. Il est vital pour nous de savoir cela et de nous en souvenir. Je m’efforce pour ma part de diffuser le yiddish autour de moi, car je pense que je vois la vie à travers lui. »La Pologne commence à aspirer à retrouver cette diversité de cultures et la génération actuelle sera à n’en pas douter un catalyseur qui entretiendra la tradition du yiddish en Pologne.Le yiddish détient un pouvoir unique, celui de réunir les peuples : des hassidim aux Juifs laïcs, en passant par les non-juifs intrigués par la richesse de l’histoire et de la culture qui entourent cette langue. En Israël, il pourrait même encourager les interactions entre deux groupes de population qui, sur d’autres plans, ne parviennent pas à s’entendre : les Juifs et les Arabes.Comment la langue des Juifs du Vieux Monde pourrait-elle rapprocher Juifs et Arabes dans l’Israël moderne ? Ou, plus important peut-être, pourquoi ? La situation difficile que connaissent le yiddish et ceux qui le parlent est immédiatement intelligible par les groupes qui ont été opprimés ou discriminés au cours de leur histoire. La langue n’est pas un simple outil de communication ; c’est un mode de préservation qui porte l’histoire des combats d’un peuple décidé à entretenir son identité culturelle malgré les terribles épreuves qu’il traverse.
Une base de dialogue avec les Arabes ?
On peut se sentir proche du yiddish sans pour autant connaître la langue elle-même. L’histoire et les valeurs qui lui sont associées suffisent parfois à attirer les gens.Le yiddish porte en lui les qualités fondamentales qui ont contribué à la formation de l’identité juive traditionnelle, qualités que l’on ne retrouve pas dans la langue hébraïque, qui, au contraire, les réfute : principalement le Juif vu comme « l’autre ».N’importe quel peuple peut se reconnaître dans l’histoire du yiddish, qui est celle d’un combat historique et culturel à la David et Goliath. Peut-être les Arabes, en particulier ceux qui vivent en Israël, ont-ils intérêt à apprendre le yiddish pour trouver une base de dialogue commune avec leurs homologues juifs israéliens ?A l’université Bar-Ilan, 25 % des étudiants inscrits au centre Rena Costa, dédié à l’apprentissage du yiddish, sont arabes. En Israël, ce phénomène ne concerne que Bar-Ilan, mais on voit aussi des non-juifs s’intéresser au langage et à la culture yiddish en Pologne, où l’on compte souvent plus d’étudiants polonais que de Juifs dans les cours de yiddish. Peut-être les Arabes d’Israël se sentent-ils plus d’affinités avec la langue yiddish qu’avec l’hébreu ?« Ce qui attire les étudiants arabes, c’est davantage l’histoire qu’il y a autour du yiddish que l’envie d’étudier les particularités de cette langue », affirme Ber Kotlerman, directeur du département Rena Costa pour l’enseignement du yiddish. Sur les 96 étudiants arabes inscrits dans le département, seuls sept apprennent la langue elle-même. Certains ont tissé des liens avec le yiddish pour avoir travaillé avec des yiddishisants, d’autres, parce qu’ils ont envie de participer au cursus de théâtre yiddish que Bar-Ilan s’apprête à créer.
« Le yiddish n’a pas besoin qu’on lui fasse l’aumône »
Selon Kotlerman, le choix du yiddish a cessé d’être lié à l’origine ethnique. Un étudiant arabe ou un juif séfarade peuvent aussi bien décider de le choisir qu’un Ashkénaze.Certes, il est important de voir tout ce que le yiddish peut nous apprendre sur l’identité ashkénaze, mais il est tout aussi capital de normaliser le yiddish en tant que langue au sein de la société israélienne contemporaine. Choisir d’étudier le yiddish, non pour son lien à l’héritage ou à l’identité juive, mais pour ses qualités de langue parlée aidera à transformer de façon positive la façon dont il est perçu.Il n’est pas rare de découvrir un sincère intérêt pour le yiddish dans les lieux les plus inattendus, alors qu’il est de plus en plus ignoré là où l’on devrait l’explorer. Toutes les quelques années, on se remet à débattre de sa renaissance, ce qui est donc loin d’être un nouveau concept. Peut-être devrait-on parler plutôt d’un intérêt renouvelé : car, à vrai dire, le yiddish n’a jamais cessé d’exister. On avait seulement tendance à oublier sa présence.« Le yiddish n’a pas besoin qu’on lui fasse l’aumône », affirme le professeur Kerler, de l’université de l’Indiana. « Dire et redire qu’il doit être sauvegardé est improductif. Le yiddish n’est peut-être pas aussi dynamique que les autres langues, mais il est bien vivant. Il est bien là, et je contribue pour ma part à le faire exister, parce que je suis bien là moi aussi, et non pas pour prouver quoi que ce soit. Parler du yiddish avec des clichés ne fait que le rendre moins réel. »