Pendant près de 60 ans, le rabbin Israël Meïr Lau s’est gardé de faire étalage des traumatismes qu’il a subis pendant la Shoah. Pas uniquement parce que ces souvenirs sont trop douloureux pour les mettre en mots, mais plutôt parce qu’il n’a guère eu de temps à y consacrer, occupé qu’il était à gravir les échelons de la fonction rabbinique, jusqu’à devenir l’un des grands chefs spirituels d’Israël. « Au cours de cette soixantaine d’années, j’ai fait des milliers de discours, mais je n’ai jamais parlé de la Shoah », confie-t-il aujourd’hui au Jerusalem Post. Il faut dire qu’au cours de son existence, il a occupé pas moins de sept hautes fonctions rabbiniques : rabbin à Tel-Aviv-sud, rabbin à Tel-Aviv-nord, Grand Rabbin de Netanya, Grand Rabbin de Tel-Aviv à deux reprises, membre du conseil rabbinique et Grand Rabbin ashkénaze d’Israël. « Vous voyez, mon esprit n’était pas à Buchenwald », sourit-il. Ce n’est qu’en 2003, lorsqu’il quitte le grand rabbinat d’Israël après 10 ans aux commandes, qu’il entreprend d’écrire ses mémoires. Il a 66 ans. Dans Loulek, l’histoire d’un enfant de Buchenwald qui devient grand rabbin d’Israël (paru en 2008 en hébreu, en 2010 en français aux éditions Jerusalem Publications) il relate les épreuves qu’il a traversées durant la Shoah. L’ouvrage deviendra un best-seller. Lau est né en 1937 à Protrkow Trybunalski, en Pologne. Il a 5 ans en 1942 quand la majorité des Juifs de sa ville sont arrêtés et déportés à Treblinka. Il échappe à la rafle et, par là même, à la mort. En novembre 1944, sa mère fait en sorte qu’il reste avec son grand frère, Naphtali. Les deux enfants se retrouvent dans le camp de travaux forcés de Czestochowa, d’où ils partiront vers Buchenwald en janvier 1945. Dans le camp de concentration, le petit Israël Meïr, séparé de son frère, vit avec des prisonniers russes. Lorsqu’en avril de la même année, les hommes du général américain George Patton libèrent le camp, on découvre l’enfant de 8 ans caché sous un amoncellement de cadavres. Trois mois plus tard, il émigre en Palestine avec son frère, Naphtali Lau-Lavie. Aujourd’hui âgé de 87 ans, ce dernier lui a maintes fois sauvé la vie, notamment en le cachant dans un sac qu’il a porté sur son dos pour lui éviter la chambre à gaz. Leur père, le rabbin Moshé Haïm Lau, avait été assassiné à Treblinka en 1942. Avant d’être emmené, il avait chargé Naphtali, alors âgé de 16 ans, de veiller sur son petit frère, que l’on surnommait Loulek. « Je ne peux plus vous protéger », lui avait-il dit. « Mais si, par miracle, vous sortez vivants de cet enfer, fais en sorte qu’Israël Meïr perpétue la chaîne de notre dynastie rabbinique. Ce sera notre victoire sur l’ennemi nazi » Naphtali lui a obéi. Plus tard, lui-même deviendra, sous le nom de Lau-Lavie, le bras droit de Moshé Dayan, puis fera une belle carrière diplomatique. Son frère et lui sont deux des très rares membres de la famille Lau à avoir survécu à la Shoah. Le 38e rabbin de la famille Lau La création de l’Etat d’Israël, en 1948, représente un grand moment dans la vie du jeune Israël Meïr, qui s’extasie devant les symboles forts de la souveraineté juive : Tsahal, la police israélienne et les mots en hébreu « Rakevet Israël » (chemin de fer d’Israël) inscrits sur les trains. « Alors qu’on avait voulu me tuer à Buchenwald, je savais qu’ici, en 1948, des Juifs étaient là pour me protéger. Plus personne ne pourrait me faire du mal ou me tuer », se souvient-il. Installé dans le nouvel Etat, il étudie dans trois yeshivot successives et devient rabbin dès l’âge de 24 ans. De 1978 à 1988, il peaufinera ses talents d’orateur au poste de Grand Rabbin de Netanya. Il épouse Haya Ita, fille d’Itzhak Yedidia Frankel, le rabbin de Tel-Aviv-sud. Ils auront 8 enfants. De 1988 à 1993, c’est de Tel-Aviv qu’il devient le Grand Rabbin, avant d’être nommé Grand Rabbin ashkénaze d’Israël, poste qu’il occupera jusqu’en 2003. Deux ans plus tard, il est réinstallé Grand Rabbin de Tel-Aviv. Il l’est encore aujourd’hui, à l’âge de 76 ans. Une fonction ingrate, avec la réputation qu’a la ville d’être le « trou noir » laïc du pays. En 2008, il accède en outre à la présidence de Yad Vashem, l’Autorité du souvenir des martyrs et héros de l’holocauste. Etre rabbin est naturel chez les Lau. Israël Meïr représente la 38e génération de rabbins de la famille, qui officient comme tels depuis près d’un millénaire. Ses trois fils perpétuent eux aussi la lignée. L’aîné, Moshé Haïm, a remplacé son père au poste de Grand Rabbin de Netanya, David est le Grand Rabbin ashkénaze d’Israël et le benjamin, Tsvi Yehouda, est rabbin à Tel-Aviv-nord. Pendant toutes ses années au rabbinat, Israël Meïr n’a pas oublié son histoire et ceux qui l’avaient aidé. Il a ainsi cherché à retrouver le prisonnier russe de 18 ans resté avec lui dans le camp durant les 4 derniers mois de la guerre. Il espérait pouvoir remercier personnellement cet homme qui lui avait sauvé la vie, mais dont il ne connaissait que le prénom, Féodor. Féodor volait chaque jour des pommes de terre et de la soupe chaude pour Loulek. Il lui avait tricoté des protections en laine pour ses oreilles et lui avait trouvé un pull-over alors que le thermomètre descendait à moins 20 degrés. Il l’avait protégé aussi de son corps quand des balles avaient volé autour d’eux. En 1992, le prisonnier russe Féodor Mikhaïlichenko était apparu dans un film documentaire sur Buchenwald, mais il avait fallu 16 années supplémentaires à Israël Meïr Lau pour retrouver sa trace. Lorsqu’il y parvient enfin, Féodor est déjà décédé : le rabbin n’aura pas eu l’occasion de remercier son sauveur. Quand, en 2008, les deux filles de Féodor viennent de Russie pour rencontrer le petit Loulek, dont leur père leur a tant parlé, l’émotion est immense. Nous rencontrons Israël Meïr Lau à la fin du mois d’octobre dans son bureau du 4e étage du rabbinat de Tel-Aviv, rue Uri Lesser. Les livres religieux, serrés sur les étagères, sont protégés par des portes de verre. Quatre photographies ornent le mur : il y a son père, le père de sa mère, son oncle et un cousin. Tous rabbins… Ultraorthodoxe, il porte un long manteau et une cravate grise. Sa kippa est noire, sa barbe grise est courte et soignée et ses lunettes cerclées d’argent lui donnent des allures d’intellectuel. Mais ce n’est pas seulement son immense érudition qui lui a valu sa formidable réputation. Le médiateur Quand on l’entend parler d’une voix empreinte d’une autorité naturelle, quand on voit ses manières décontractées et qu’il évoque son désir brûlant de réussir à supprimer les animosités intestines dans l’Etat juif, on comprend que cet homme soit devenu l’un des rabbins les plus appréciés du pays. Le rabbin Lau n’est pas du genre à vous faire la morale. Il ne ponctue pas sa conversation de profonds dictons talmudiques ou de longues anecdotes sur la sagesse juive. Il est l’un des grands pacificateurs d’Israël. Il a su, en effet, gagner la confiance à la fois des Ashkénazes et des Séfarades, un exploit dont peu de leaders religieux ou politiques peuvent s’enorgueillir. Apprécié par les hommes politiques, qui viennent lui demander conseil lorsque des conflits internes éclatent dans le pays, il chérit son rôle de créateur de consensus. Au temps où il travaillait à Netanya et à Tel-Aviv, il se consacrait bien plus qu’aujourd’hui à la résolution de conflits. Il raccommodait les familles désunies, par exemple lorsqu’un fils voulait rompre avec la religion ou, au contraire, bouleversait l’existence de ses parents pour que le foyer soit plus conforme à la stricte orthodoxie. En d’autres termes, il travaillait au « shalom baït », l’harmonie domestique… « Je n’ai plus le temps de m’y consacrer, à présent », soupire-t-il, « parce que, pour accomplir cela, il faut passer beaucoup de temps avec les familles. C’étaient de véritables séminaires que je leur organisais. Désormais, je m’occupe de problèmes publics et de choses plus générales, comme les synagogues, les mariages ou la cacheroute. » Pour un chef spirituel qui aime jeter des ponts, que ceux-ci soient sociaux, religieux ou politiques (ou les trois), la besogne ne manque pas dans l’Israël des années 1990. La menace d’une rupture profonde de la société israélienne est patente. « C’était devenu une affaire collective », explique Lau, « et en tant que Grand Rabbin d’Israël, je me trouvais au centre de tout cela ! » Prenant alors à cœur son rôle de médiateur, il se félicite d’être à la fois l’ami d’Ariel Sharon, homme de droite, et celui d’Itzhak Rabin, résolument au centre. Ainsi, lorsqu’en février 1994, l’intégriste juif Barouch Goldstein massacre 29 Musulmans au tombeau des Patriarches, Rabin, alors Premier ministre, le sollicite pour résoudre la dispute territoriale qui oppose Juifs et Arabes sur le droit de prier sur ce site sacré de Hébron. Le rabbin Lau trouve une solution, toujours en vigueur aujourd’hui : allouer quotidiennement des heures de prière séparées pour les Juifs et les Musulmans et réserver le site à l’un ou l’autre groupe les jours de leurs fêtes respectives. Toujours aussi porté sur le consensus, le rabbin Lau aimerait aujourd’hui que sa ville, Tel-Aviv, soit moins obsédée par la laïcité. Mais il est réaliste et préfère se féliciter de voir les habitants manifester au moins un certain degré d’attachement à la religion. Il s’irrite de cette image laïque qu’a la ville. « Tout le monde vient à Tel-Aviv pour s’amuser », dit-il. « Cela donne l’impression que la ville n’est que laïque. Ce n’est pas vrai. Les observateurs qui tirent cette conclusion ne se fondent que sur ce qui attire les gens à Tel Aviv : les hôtels, les bars, les boîtes de nuit… » Et d’indiquer que non moins de 970 établissements de la ville ont réclamé l’an dernier un certificat de cacheroute qu’il a pu leur accorder. Et que l’on compte 545 synagogues pour 410 000 habitants. Le rabbin Lau a cependant conscience que, pour donner aux telaviviens l’envie de se rapprocher du judaïsme, il doit travailler à éliminer l’antipathie qu’inspire la religion dans la ville. « Et avant de chercher à répandre le judaïsme à Tel-Aviv », ajoute-t-il, « nous devons nous débarrasser de cette tendance qu’ont les gens à vouloir être "anti" ». «Pour les jeunes, Maariv est seulement un journal » Quand on lui demande ce que, 65 ans après sa création, il changerait à l’Etat d’Israël s’il le pouvait, il évoque deux domaines, cruciaux à son goût : la rupture du lien entre Israël et les Juifs de diaspora et le désintérêt de la jeunesse de son héritage juif. Pour la plupart des Juifs de diaspora, déclare-t-il avec une amertume qui ne lui ressemble pas, « Israël est une organisation, et non plus un foyer national. Ils ne le considèrent pas comme leur "maison". Ils le voient comme une institution très importante pour eux et comprennent qu’ils doivent le soutenir financièrement, mais c’est tout ». Sur les 5,1 millions de Juifs américains, ajoute-t-il avec regret, seuls 30 ou 40 % sont déjà venus en Israël. Pour ce qui est du second problème, le rabbin indique qu’il connaît des Israéliens de 18 ans pour qui « Maariv » est seulement un journal, et non une prière quotidienne. « La jeune génération est très éloignée de la tradition juive. Pour les jeunes, vivre en Israël ne représente pas grand-chose, ils savent que tout Juif peut venir y habiter. Du coup, la plupart préféreraient être en Amérique ou en Allemagne ! Cela me chagrine ! Il va falloir du temps pour que tout le peuple juif soit réuni en Israël. Toutefois, je suis un optimiste ! » En janvier 2006, Ariel Sharon, alors Premier ministre, décide de s’atteler à ces deux problèmes et sollicite le rabbin Lau pour l’y aider. Il lui laisse aussi entendre qu’il aimerait le voir entrer dans son gouvernement. Quelques jours plus tard, Sharon tombait dans le coma… Le rabbin n’a donc pas eu le temps de relever ce défi dont il voulait le charger. Qu’importe, le petit Loulek en a relevé bien d’autres. Lui qui a été surnommé « le pape juif » par Fidel Castro reste, par son optimiste et son humanité, la plus belle victoire de la famille Lau contre l’ennemi nazi. © Jerusalem Post Edition Française – Reproduction interdite