Les Juifs aux USA

Jusque dans les années quatre-vingt, les historiens ont, faute d’avoir réellement approfondi la question, minimisé l'impact de l'antisémitisme aux Etats-Unis.

Les Juifs aux USA (photo credit: Wikimedia Commons)
Les Juifs aux USA
(photo credit: Wikimedia Commons)
Pourtant les faits sont incontestables : malgré une intégration exemplaire, les Juifs américains ont toujours été victimes d’un antisémitisme plus ou moins latent.
Avec plus de 5 millions de membres (près de 2 % des habitants du pays), la communauté juive américaine, qui regroupe 38 % des juifs de par le monde, constitue le deuxième foyer juif le plus important derrière Israël. Malgré une intégration modèle, des études détaillées reconnaissent, à l’égard de cette communauté, l’existence d’un antisémitisme américain constant au niveau historique, même si ses manifestations ont pu varier en intensité suivant les époques. Ce phénomène aurait des causes diverses, parmi lesquelles le poids important des préjugés chrétiens dans la société. Ces discriminations à l’égard des Juifs étaient ainsi largement pratiquées par le Sud, notamment du fait de son protestantisme fondamentaliste.
Le poids des préjugés chrétiens
A première vue, aux Etats-Unis, les Juifs ont la chance d’être une minorité parmi d’autres (Indiens, Catholiques ou Noirs), dans un pays qui s’envisage comme une nation blanche et protestante, mais a néanmoins inscrit l’égalité des droits dans sa Constitution rédigée à la fin du XVIIIe siècle.
En effet, depuis l’arrivée des premiers Juifs en 1654, en même temps que les premiers colons, les USA « ont offert aux Juifs une terre promise qui leur a permis de se hisser, chaque génération davantage, dans la hiérarchie sociale » (André Kaspi). Mais à y regarder de plus près, la réalité est loin d’être aussi lisse : l’intégration de la communauté juive s’est faite au prix de bien des discriminations exprimées de façon plus ou moins ouverte et virulente. Et il faudra attendre la découverte des horreurs de la Shoah, entre autres, pour que les mentalités évoluent réellement aux Etats-Unis.
Vers 1657, Peter Stuyvesant, gouverneur de la « Nouvelle Amsterdam » (pointe Sud de Manhattan), ferme sa porte aux Juifs, les percevant comme une « race répugnante, ennemie du Christ, d’usuriers et risquant d’infecter ses colonies ». Et même si vers la fin du XVIIIe siècle, ils représentent, aux yeux des 5 millions de protestants, un problème moins sérieux que la présence de 25 000 catholiques, les 2 000 juifs présents sur le sol américain demeurent néanmoins un objet de mépris ; on note toutefois que quelques familles tolèrent les mariages mixtes et que certains Etats acceptent de leur conférer des droits. Il faudra attendre le début du XIXe siècle pour que les Juifs commencent à occuper des fonctions importantes : citons, vers 1800, l’exemple du premier gouverneur juif dans l’Etat de Géorgie (de surcroît sudiste), David Emanuel. Ou celui d’Uriah Levy, promu officier vers 1830 (puis amiral), qui devra malgré tout faire face à un véritable harcèlement antisémite avec pas moins de 6 comparutions en cour martiale.
A partir de 1840, suite à une légère vague d’immigration, la proportion de Juifs au sein de la population américaine, qui était de moins de 1 ‰ de la population (15 000 pour 17 millions), double en 10 ans (50 000 pour 23 millions). Le prosélytisme chrétien bat son plein, y compris dans les écoles ou par le biais de règlements locaux. Ce regain d’antisémitisme se manifeste également par des attaques physiques. Néanmoins, les Juifs font désormais pleinement partie de la société, à la différence des Noirs, des Indiens et, à certains égards, des Catholiques. Ils obtiennent ainsi progressivement le droit de vote dans la plupart des Etats, tandis qu’ils devront attendre la fin du XIXe siècle pour en bénéficier en Caroline du Nord ou en Nouvelle Angleterre.
La guerre de Sécession (1861-1865) conduit nordistes et sudistes à entretenir une hostilité méfiante à leur égard, et ce, malgré l’engagement courageux de 10 000 Juifs au combat (soit 7 % de la communauté) : on les soupçonne en effet de faire passer les liens entre coreligionnaires avant la fidélité due à leur camp, ainsi que leurs intérêts financiers. Autant de doutes qui poussent le général nordiste Ulysse Grant à promulguer leur expulsion des régions conquises dans le Sud. Cet arrêté, annulé ensuite par le président Lincoln, laissera néanmoins des traces.

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L’eternel bouc émissaire de la crise
Vers la fin du XIXe siècle, la crise profonde du milieu agricole et rural, liée notamment à la chute des prix, est de facto attribuée à l’éternel bouc émissaire : le fameux profiteur décrit par les manuels religieux ! Les populistes dénoncent alors les nombreux banquiers juifs qui ont émergé en un demi-siècle, oubliant que ces derniers ont aidé leurs camps respectifs dans la guerre de Sécession, et contribué à la croissance en permettant son financement. A la même époque, l’écrivain américain Mark Twain résume avec fatalisme le destin du peuple juif : « Par habitude, prédilection, vous serez substantiellement des étrangers partout, ce qui maintiendra le préjugé racial contre vous ».
En 1877, l’important banquier Joseph Seligman, qui a pourtant la confiance du général Grant, se voit refuser une chambre dans l’hôtel, situé non loin de New York, qui appartient au juge Henry Hilton. Cet incident est le premier du genre à recevoir une audience nationale. De nombreuses associations tentent par ailleurs d’introduire une dimension chrétienne dans la Constitution et d’imposer le dimanche comme jour férié, véritable défi sur le plan juridique local qui perdurera jusque dans les années 1960 !
Le pic de l’entre-deux-guerres
L’antisémitisme à fondement religieux se trouve renforcé au sein de la société par une nouvelle vague très importante d’immigration. Ainsi, entre 1880 et 1924, 3,5 millions de Juifs démunis débarquent en provenance d’Europe de l’Est, représentant plus de 50 % des immigrés. Ils passent de 0,5 % de la population à 3.5 %, soit un taux multiplié par 7 en 50 ans ! Leur arrivée en si grand nombre, leur mode de vie, leur langue étrange (le yiddish), et leurs vêtements si particuliers, ne font qu’attiser la haine et la méfiance de la population, alimentée par les préjugés chrétiens. De plus, le nouveau bolchevisme, souvent soutenu par leurs coreligionnaires en Russie, conduit plus de 60 % des Américains à percevoir ces Juifs comme des importateurs du communisme.
L’entre-deux-guerres voit un nouveau pic d’antisémitisme, notamment dans les milieux populistes et les régions de New York et Boston, où ils souffrent particulièrement de l’inimitié des catholiques irlandais arrivés comme eux en grand nombre. Cette hostilité accrue envers les Juifs, se manifeste par exemple dans le fait que le magistrat Louis Brandeis, nommé à la Cour suprême en 1916, n’est pas invité au mariage de son associé Samuel Warren. On peut également citer de nombreux cas de boycotts de magasins lancés par des mouvements protestants fondamentalistes, ou de consignes restreignant la vente de biens immobiliers aux juifs. De célèbres tribuns multiplient les diatribes antisémites haineuses, tels le magnat de l’automobile Henry Ford via son hebdomadaire nauséabond The Dearborn Independent au tirage de près du million d’exemplaires, mais aussi l’aviateur isolationniste Charles Lindbergh, ou le moins connu, mais virulent prêtre catholique, Charles Coughlin. Tous ceux-là se font les supporters médiatiques des thèses hitlériennes, attisant en cela de nouvelles composantes racistes de l’antisémitisme. Malgré ses amitiés avec Roosevelt ou certaines figures juives comme Félix Frankforter (qui a succédé à Brandeis à la Cour suprême), le père du président Kennedy, Joseph, soutient quant à lui un isolationnisme absolu, et, selon bien des témoignages, les thèses racistes d’Hitler.
Très pauvres, les premiers arrivants juifs ont travaillé dans le commerce, la confection ou les services, et se sont bien souvent regroupés à New York (qui accueille 40 % d’entre eux en 1920). Les générations suivantes s’investissent rapidement dans la politique, l’économie, le droit, les médias ou la culture. La surreprésentation des Juifs dans ces secteurs est d’ailleurs vivement dénoncée (ils représentent par exemple 22 % des élèves de Yale en 1922 alors qu’ils ne constituent que 3 % des citoyens). C’est ainsi qu’au milieu des années vingt, on limite leur présence, par l’instauration de quotas, dans les meilleures écoles, universités, entreprises ou résidences, jusqu’à les écarter des meilleurs clubs ou sociétés réservés aux WASP (White Anglo Saxon Protestants), et également des postes universitaires en anglais, littérature ou histoire.
Sous la pression des électeurs, de strictes législations anti-immigration sont décrétées en urgence en 1921 puis en 1924. Ces lois conduisent les Juifs d’Europe à trouver porte close aux USA, malgré l’évident danger de mort pesant sur eux après l’arrivée des nazis au pouvoir. En 1939, 80 % des Américains restent hostiles à toute immigration. Ceux-ci vont jusqu’à refuser l’accueil des 963 passagers du bateau Saint-Louis fuyant l’Europe, n’hésitant pas à les renvoyer à une mort quasi certaine (seulement 300 seront épargnés, grâce à la Grande-Bretagne).
Les fantasmes racistes voient les juifs à tous les postes de commandement : ainsi, selon des rumeurs infondées, Roosevelt aurait pour vrai nom Rosenfeld, et sa mère, Sara Delano, descendrait des Delano juifs en 1657 ! En 1940, 50 % des personnes interrogées déclarent avoir une mauvaise opinion des Juifs, une tendance qui s’exprime jusque dans les années soixante : ainsi, bien que le président Truman se montre un ami et un soutien indéfectible de l’Etat d’Israël dont il a permis la création, son épouse Bess a toujours refusé de recevoir des Juifs chez elle, allant même une fois jusqu’à exiger que l’interview de son mari par un journaliste juif se tienne à l’entrée de la maison !
L’apaisement
L’après-guerre marque un tournant décisif pour les Juifs américains : suite à la découverte des horreurs de la Shoah, mais aussi grâce à certains facteurs déterminants comme l’intégration croissante des Juifs dans la société, la prospérité économique, les évolutions des dogmes et le détachement croissant des fidèles chrétiens de la pratique religieuse, les discriminations antisémites disparaissent peu à peu. On doit également signaler, à l’initiative de Truman en 1947, les circulaires pour l’égalité des droits, qui seront renforcées par le Civil Rights Act de Johnson en 1964. Sans oublier l’action acharnée des trois associations de défense juives qui se sont développées dans l’entre-deux-guerres. Citons les plus importantes d’entre elles :
– « L’American Jewish Committee » (AJC) combat toutes les formes de discriminations (y compris les lois de restriction à l’immigration) par le biais d’un lobbying actif. Après 1967, l’AJC se fait également le défenseur du sionisme, servant de modèle au CRIF,
– « L’Anti Defamation League » (ADL) du B’nai B’rith agit plutôt sur le plan légal et se bat aussi contre les thèses d’extrême-droite,
– « Le Joint » (JDC) ou American Jewish Joint Distribution Committee œuvre dans le monde depuis la Première Guerre mondiale.
De nos jours, le revenu par tête au sein de la communauté juive atteint le double du revenu moyen américain ; elle est par ailleurs surreprésentée dans les universités. Ces disparités en leur faveur renforcent l’antisémitisme issu des milieux afro-américains ou hispaniques, moins bien intégrés, et dont la proximité autour de New York, crée un réel malaise pour 50 % des juifs interrogés vivant dans la grosse pomme. En outre, un certain populisme, basé sur la dénonciation d’un supposé lobby juif tout-puissant, ainsi qu’une détestation issue des milieux baptistes ou protestants fondamentalistes, continue à se faire sentir, et contribue à entretenir les doutes au sein de la communauté juive. Depuis les années soixante-dix, et plus encore récemment, cette dernière s’inquiète des nouvelles formes d’antisémitisme, qui se manifestent bien souvent sur les campus universitaires, travesties d’antisionisme islamiste, gauchiste, pacifiste, écologiste ou fascisant.
Signalons également que la très forte intégration des Juifs les a conduits à une assimilation croissante et à des taux galopants de mariages mixtes : ceux-ci ne concernaient que 10 % de la communauté avant 1960, mais touchaient déjà 60 % des juifs après 1990. Selon certaines études, les enfants issus de ces unions sont élevés en tant que Juifs dans moins de la moitié des cas ; ceci, statistiquement, représente à terme la plus grande menace pesant sur la pérennité de l’importante communauté juive américaine. 
Félix Perez est notamment l’auteur de Le mythe de la France vainqueur, 1939-45 (en cours d’édition), et de l’Histoire des Juifs à Polytechnique (édition Ajeclap). Il est également l’ancien directeur de l’Association pour l’intégration des étudiants juifs de France.