Orit Noiman et ses collaborateurs reçoivent environ 800 appels par an de particuliers concernant des objets ou des documents relatifs à la Shoah. Leur collecte les mène très souvent à Haïfa où vit aujourd’hui un large pourcentage de rescapés de l’Holocauste. Depuis son lancement en avril 2011, le projet Collecter les fragments, mis en place par la division des archives de Yad Vashem en collaboration avec le Projet de l’héritage national du bureau du Premier ministre, le ministère de l’Education et le ministère des Affaires des retraités, est parvenu à rassembler quelques centaines de milliers de souvenirs du passé. Parmi eux, mémoires, témoignages, lettres, journaux intimes, certificats, objets en tous genres, mais aussi travaux artistiques, vidéos et photographies. Tandis qu’une équipe de Yad Vashem collecte ces documents dans différents endroits une fois par semaine, le département des Archives organise, lui, des points de collecte deux fois par an dans plusieurs villes du pays. « En cinq ans nous avons récupéré plus de 196 000 objets », indique Orit Noiman. Une fois collectés, ceux-ci sont conservés, catalogués, scannés, puis digitalisés. Objectif : permettre au public – enseignants, chercheurs, conservateurs et étudiants principalement – de les consulter une fois mis en ligne. « Notre volonté est que les gens aient accès à un maximum d’informations autour de la Shoah », explique Orit Noiman.Quand les objets parlent
Orit Noiman, au service de Yad Vashem depuis douze ans, dont trois sur ce projet, affirme que la plus grande difficulté concernant ces objets est que bien souvent ceux qui les donnent manquent d’informations à leur sujet. « Dans ce cas, il nous incombe d’effectuer un travail de recherche. Nous avons ainsi pu aider certaines familles à assembler le puzzle de leur histoire familiale. » Elle cite notamment plusieurs cas d’enfants de survivants qui ont contacté Yad Vashem à propos d’objets qu’ils avaient retrouvé dans les affaires de leurs parents décédés, souvent une lettre ou une mèche de cheveux. L’enquête entreprise pour en déterminer l’origine a amené ces descendants à découvrir que leurs parents, déjà mariés une première fois avant la Shoah, avaient eu un, voire plusieurs enfants. Un fait dont ces gens n’avaient jamais entendu parler. « Certaines de ces personnes ne savaient pas qu’elles avaient un demi-frère ou une demi-sœur morts durant l’Holocauste », relate Orit Noiman.Soulignant que le temps écoulé permet à ces gens d’être confrontés à la réalité sans trop de dommages, la dirigeante du projet note que si ces informations sont douloureuses, elles permettent également de préserver la mémoire des enfants disparus.Ce jour-là, l’équipe d’Orit Noiman se rend à Ramat Gan chez un rescapé de la Shoah du nom de Yonatan Rosen, âgé de 83 ans. La conversation avec cet homme de grande taille, aux yeux bleus et au sourire constant, qui raconte l’histoire des objets qu’il s’apprête à donner, est enregistrée. Une autre machine servira ensuite à scanner les objets dont il ne veut pas se séparer.Son appartement ressemble à un petit bout d’Europe avec sa décoration de style français. Yonatan Rosen a fait son aliya en 1956 avec son épouse Hanna, aujourd’hui décédée. Venus de France, tous les deux ont passé leur enfance à se cacher pour échapper aux nazis. Yonatan est né Jean Rosenzweig à Strasbourg de parents originaires de Pologne. Ceux-ci se sont installés à Metz dans les années vingt où le père de Yonatan enseignait l’hébreu et dirigeait la chorale de la synagogue. Sa famille, tout comme des milliers d’autres juifs de la région, a été forcée de fuir la ville en septembre 1939 à l’arrivée des Allemands. Yonatan Rosen a été sauvé avec ses parents et son frère Marc grâce à deux familles françaises, les Lalande et les Bernadac. Hanna Rosen et sa sœur ont survécu en se cachant dans un couvent. Le meilleur lieu de reposAprès avoir fui les persécutions en passant d’une ville à une autre, la famille Rosenzweig s’installe à Bordeaux en novembre 1941. Ils sympathisent rapidement avec leurs voisins, les Bernadac, dont les deux fils ont presque le même âge que les leurs. Tous sont dans la même école. Trois années plus tard, en juin 1944, un agent de la Gestapo fait irruption dans l’immeuble et sonne chez les Bernadac. Il est à la recherche de Max, le père de Yonatan. Marcel Bernadac dit alors à l’agent qu’on l’a mal informé et qu’il n’y a personne de ce nom dans l’immeuble. Tout de suite après, M. Bernadac court chez les Rosenzweig pour leur raconter ce qui vient de se passer et leur dire de s’en aller au plus vite. Les fugitifs parviennent à gagner un village du sud de la France. Il était temps. Juste après leur départ en effet, un camion chargé d’Allemands fait halte devant chez eux. Interrogés, tous les voisins de l’immeuble nient connaître les Rosensweig. Les Bernadac et les Rosenzweig ont gardé contact bien des années après la guerre et en 1983, Yad Vashem a reconnu Marcel Bernadac comme un Juste des nations pour son rôle dans le sauvetage de ses voisins. « Il est important de montrer que nous nous souvenons qu’il y avait aussi des gens bons durant ces heures sombres », dit Yonatan Rosen. Il montre à Orit Noiman des photos de famille, des documents ainsi qu’une carte postale datée d’avril 1942 qui porte un timbre nazi. Elle a été adressée par sa grand-mère du ghetto de Piotrkow Trybunalski en Pologne où elle vivait, à sa famille qui se cachait en France. L’aïeule de Yonatan Rosen est morte au camp d’extermination de Treblinka.Rosen pense aujourd’hui que Yad Vashem est l’endroit le plus approprié pour la préservation de son histoire familiale. « Les objets se perdent et nous avons besoin de la technologie pour les conserver au mieux. C’est une bonne chose pour notre pays et pour les survivants de la Shoah d’avoir un endroit où ces morceaux du passé sont gardés et montrés aux jeunes générations, afin que celles-ci comprennent ce que nous avons enduré. » En revanche, l’un des objets dont ce rescapé ne se séparera jamais est le magnifique violon avec lequel il a appris à jouer lorsqu’il était enfant, le violon de son père. « Il ne s’est jamais séparé de son instrument au cours de la guerre », raconte Yonatan Rosen. « Il en jouait très souvent et avait appris aux enfants de nos voisins à jouer suffisamment correctement pour qu’ils puissent récolter un peu d’argent de poche en ces moments difficiles », se souvient-il. « J’ai moi-même commencé le violon à l’âge de quatre ans. » Rosen a également conservé des partitions composées par son père. Ce violon, fabriqué en 1924 et acheté à Berlin, a plus de 90 ans. C’est la seule chose que Yonatan Rosen a pu récupérer après la guerre.Cet homme qui a deux fils, 23 petits-enfants et 36 arrière-petits-enfants explique également qu’il apprend aujourd’hui à jouer à ses arrière-petits-enfants et qu’ainsi, cet instrument permet de connecter le présent et le passé. Orit Noiman filme Yonatan Rosen pendant qu’il joue quelques notes, tandis que le violon sera photographié pour les archives de Yad Vashem. « C’est fascinant d’entendre ces récits surgis du passé », déclare la responsable du projet après sa visite chez Yonatan. « Mais ce qui est encore plus incroyable est d’être témoin de la continuation de ces histoires, en voyant à quel point ces rescapés se sont enracinés dans le pays. En dépit de tout.© Jerusalem Post Edition Française – Reproduction interdite