Rabbi Nahman, Jimmy Carter et les poules

Cela sonne comme un conte hassidique. Alors que la tombe de Rabbi Nahman a subi de graves dommages, il s’en est fallu de peu pour qu’elle ne soit entièrement détruite.

Les abords de la tombe de Rabbi Nahman dans les années 1970 (photo credit: BRESLEV.COM)
Les abords de la tombe de Rabbi Nahman dans les années 1970
(photo credit: BRESLEV.COM)
Si Breslev est aujourd’hui l’un des groupes hassidiques les plus visibles, dans les années soixante-dix il était encore assimilé à une secte venue d’Europe de l’Est. C’était avant que la tombe de Rabbi Nahman, le fondateur du mouvement, ne devienne l’objet d’un pèlerinage international. Cette année, plus de 40 000 personnes s’apprêtent à faire le déplacement à Ouman en Ukraine, la ville où est inhumé Rabbi Nahman de Breslev (1772-1810), pour y passer la fête de Roch Hachana. Preuve que les enseignements du vénéré maître, petit-fils du Baal Chem Tov, fondateur du hassidisme, ne cessent d’inspirer les générations. Le phénomène de ce tourisme juif annuel est devenu tellement important, que certains habitants d’Ouman ont appris quelques mots d’hébreu pour l’occasion.
Cette affluence est pourtant un fait relativement récent. Durant l’ère soviétique en effet, les juifs russes se sont vu bannir l’entrée dans la ville ukrainienne, tandis que les Américains et les Européens devaient recevoir des permissions spéciales. Les dirigeants du mouvement Breslev n’avaient alors d’autre choix, pour se rendre sur la tombe de leur bien-aimé rabbi, que de prendre de très grands risques. Cela explique que certaines années, on ne trouvait qu’un minyan (quorum de dix hommes) à Ouman lors de Roch Hachana. C’est Rabbi Nahman de Breslev lui-même, qui, avant de disparaître, aurait demandé que l’on se rende sur sa sépulture en ce jour de jugement, afin d’attirer la miséricorde divine. C’est aussi lui qui aurait choisi d’être inhumé à Ouman, où il a passé les dernières années de sa vie après que sa maison, située dans la ville de Breslev, ait brûlé dans un tragique incendie.
Madame Zabeda
Le Rav Nasan Maimon est né à Brooklyn, de parents rescapés de la Shoah. Dirigeant du Centre mondial Breslev et fondateur de l’Institut de recherche Breslev, il a été élevé dans un foyer religieux. Mais son intérêt pour les enseignements de Rabbi Nahman a germé lorsqu’il avait quinze ans, après sa rencontre avec Tzvi Aryeh Rosenfeld, le Rav polonais qui a importé le mouvement aux Etats-Unis. Celui-ci était issu d’une famille de hassidim depuis plusieurs générations, son arrière-grand-père ayant même fait partie des disciples élus par Rabbi Nahman pour le suivre à Breslev.
« A l’époque de ma rencontre avec le Rav Rosenfeld, la tombe du Rabbi se trouvait dans l’arrière-cour d’une femme ukrainienne du nom de Mme Zabeda », raconte le Rav Maimon. Sa petite maison faisait partie des nombreuses habitations construites sur une fosse commune, abritant les victimes du massacre de 1768 à Ouman, qui avait visé les juifs et les Polonais. Mme Zabeda était habituée aux visiteurs juifs désireux de pénétrer son arrière-cour, et c’est elle qui leur a un jour parlé des plans gouvernementaux de développement urbain : toutes les maisons du voisinage, y compris la sienne, allaient être détruites et remplacées par des immeubles de neuf étages. « Cette femme s’inquiétait du sort de son jardin et de ses poules », précise le Rav Maimon. « C’est pourquoi elle s’est mise à invoquer l’importance de la tombe de Rabbi Nahman pour sauver ce qui lui appartenait. »
Bien décidée à sauver sa maison, Mme Zabeda a donc contacté l’un des derniers hassidim de Breslev qui vivait toujours en URSS, le très respecté Rav Michel Dorfman. Chaque année, ce dernier bravait les autorités afin d’organiser le pèlerinage annuel de Roch Hachana sur la tombe de Rabbi Nahman. Par la suite, il a fait partie des dissidents juifs d’Union soviétique qui ont été autorisés à rejoindre Israël à l’époque du mandat de Golda Meir. Lorsque le Rav Dorfman a pris connaissance de l’affaire, il a convoqué une réunion d’urgence des hassisdim de Breslev les plus éminents de Jérusalem. Le problème était que les plans de construction des nouveaux appartements faisaient partie d’un programme sur cinq ans promu par le gouvernement russe et non par les autorités locales. « Ce plan devait être mis à exécution sous peine de voir des têtes tomber. Nous étions dans l’impossibilité de soudoyer un fonctionnaire local », se souvient le Rav Maimon.
A ce moment, le mouvement Breslev est convaincu que sous les apparences d’un projet de renouvellement urbain, l’objectif des autorités est de détruire la tombe de l’un des plus grands maîtres juifs de tous les temps. Les hassidim font ainsi remarquer que le caveau ne se trouve pas au centre-ville, et qu’il est bien étrange que le gouvernement ait justement choisi de rénover cet emplacement précis de la cité.
« J’avais quinze ans lorsque j’ai été happé par les enseignements de Rabbi Nahman, exactement à la manière d’une force magnétique », écrit le Rav Maimon dans ses mémoires. « J’ai participé pour la première fois au traditionnel rassemblement Breslev sur sa tombe à Ouman en 1928. Trois cents personnes étaient présentes. J’avais passé six ans et sept mois dans un camp en Sibérie, coupable d’avoir observé les préceptes du judaïsme. Peu après, les autorités ont découvert notre réunion secrète à l’occasion de Roch Hachana. Malgré cela, nous avons continué d’organiser un minyan chaque année jusqu’à mon départ d’URSS en 1971. Par la suite, le quorum s’est disloqué. Et voici qu’en 1979, les autorités russes s’apprêtaient à effacer toute trace de la tombe de Rabbi Nahman… »
Le Rav Dorfman, lui-même dans le radar des autorités soviétiques, suggère alors de demander l’aide du gouvernement américain. Cependant, tout le monde sait que, guerre froide oblige, la tombe ne sera sauvée qu’au prix d’importantes concessions de Washington.
Rendez-vous à la Maison-Blanche

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Rav Levi Yitzhak Bender, vieux leader du mouvement Breslev, prend la décision d’envoyer le Rav Dorfman aux Etats-Unis. Ce dernier n’hésite pas un seul instant : lorsqu’un rav de cette envergure vous confie une mission, vous ne pouvez la refuser, même si comme le Rav Dorfman à l’époque, vous ne parlez pas un mot d’anglais ! Rav Bender connaissait bien la situation à Ouman. En 1938, il avait mené un groupe de juifs jusqu’à la ville où il avait dirigé les prières de Roch Hachana dans une maison privée, à l’abri du regard des autorités – la synagogue Breslev présente sur les lieux ayant été transformée en usine métallurgique. Mais alors qu’il s’était faufilé discrètement jusqu’à la tombe de son maître, il avait été dénoncé par un informateur présent sur place. Après être parvenu miraculeusement à s’échapper, Rav Bender avait été rattrapé par la police à Kiev, évitant toutefois une condamnation pour avoir pris part à un rassemblement religieux illégal. Il était ensuite monté en Israël en 1949.
C’est le Rav Maimon, alors jeune homme, qui accueille le Rav Dorfman à son arrivée aux Etats-Unis, lui servant à la fois d’assistant et d’interprète. « Certains avaient suggéré de lui organiser une réception de bienvenue », raconte le Rav Maimon. « Mais le Rav Dorfman avait refusé, arguant que la publicité ne ferait que desservir sa cause. Selon lui, la discrétion était de mise si l’on voulait que la mission touche à son but. » C’est ainsi que ce dernier a logé durant trois semaines chez le Rav Maimon. « Tous les soirs à minuit, il récitait une fervente prière pour la réussite de son entreprise », se souvient son hôte.
Les jours suivants, le Rav Dorfman et son jeune assistant rendent visite à d’éminentes autorités spirituelles tels le Rabbi de Loubavitch, le Rabbi de Satmar, ainsi que le Rav Moshe Feinstein et le Rav Moshe Sherer, président de l’Agoudat Israël. Le Rabbi de Loubavitch leur conseille de consulter Rabbi Pinhas Teitz, le fondateur de la communauté orthodoxe de la ville d’Elizabeth dans l’Etat du New Jersey. Ce dernier a voyagé en Russie à de multiples reprises afin de ramener des objets de culte juifs – un acte alors considéré comme de la contrebande par Moscou – et conserve de nombreux contacts dans le pays, ainsi qu’en Ukraine. Mais plus intéressant encore : Rabbi Teitz a également des relations au sein de l’administration Carter. Pendant la campagne électorale, le Rav s’était en effet efforcé d’entretenir de bons rapports avec tous les candidats à la Maison-Blanche. Dans cette optique, il avait invité Jimmy Carter à venir s’exprimer à Elizabeth. Après l’élection, il avait reçu une lettre rédigée par Robert Lipshutz, un conseiller du président chargé de gérer les liens de la nouvelle administration avec la communauté juive. Dans sa missive, ce dernier le remerciait pour son accueil et lui assurait que s’il avait besoin de quoi que ce soit il serait le bienvenu à la Maison-Blanche. La missive datait déjà de plusieurs années et Rabbi Teitz n’avait encore formulé aucune requête au président.
« Mais comment comptez-vous expliquer qui est Rabbi Nahman de Breslev à Jimmy Carter ? », s’enquiert Rav Maimon auprès de Rav Binder. Ils ont alors l’idée de demander conseil au célèbre Rav Aryeh Kaplan, physicien de renom et auteur de livres de pensée juive très populaires auprès du grand public. Ce dernier a notamment été le premier à traduire les écrits de Rabbi Nahman en anglais. Lorsqu’ils lui exposent les faits, le Rav Kaplan se met à rire : « Pensez-vous que Rabbi Nahman n’existe qu’à Mea Shearim ? », s’exclame-t-il. « Martin Buber et Elie Wiesel ont également écrit à propos de Rabbi Nahman. De surcroît, il n’y a pas une seule université américaine où le mouvement hassidique ne soit pas étudié. N’importe quelle personne un peu instruite est capable de comprendre la gravité que représenterait la destruction de la tombe du petit-fils du Baal Chem Tov… » Pour appuyer ses propos, le Rav Kaplan montre à ses interlocuteurs les onze pages consacrées à Rabbi Nahman de Breslev dans l’Encyclopédie juive. En voyant cela, les larmes montent aux yeux de Rav Dorfman.
Se saisissant d’une machine à écrire, le Rav Kaplan rédige une présentation ; il y démontre qu’universitaires et éducateurs du monde entier expriment du respect pour Rabbi Nahman et que la destruction de sa sépulture serait une tragédie. Rav Maimon et Rav Dorfman apportent le rapport au Rav Teitz qui y ajoute une lettre demandant que l’affaire ne soit pas ébruitée. Puis ce dernier remet le dossier entre les mains du conseiller à la Maison-Blanche.
Peu après un important sommet à Vienne entre les dirigeants des deux superpuissances, la requête du président américain est transmise à l’ambassadeur russe. La décision tombe : le plan de construction sera mis en œuvre à Ouman, excepté sur la parcelle de terrain qui abrite la tombe de Rabbi Nahman. Mme Zabeda conservera donc son jardin et ses poulets, et les visiteurs, continueront à visiter son arrière-cour. Le 1 rue Belinsky – connue aujourd’hui comme la rue Pushkina – est déclarée « sanctuaire international ».
Lorsqu’on suggère à Rav Maimon qu’à défaut d’avoir amélioré les relations américano-soviétiques, le sommet de Vienne a permis de sauver la tombe de Rabbi Nahman, ce dernier répond dans un sourire : « C’est Dieu qui a sauvé sa tombe.
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