La révolution des tentes n'a pas eu lieu

Cinq ans après, quel bilan peut-on dresser du mouvement de protestation sociale de l’été 2011 ?

Les tentes de la révolte (photo credit: REUTERS)
Les tentes de la révolte
(photo credit: REUTERS)
Comme de nombreuses révolutions, la révolte des tentes a commencé par une seule personne. Retour en 2001 : Daphni Leef, 25 ans, éditrice vidéo, doit quitter l’appartement qu’elle occupe depuis trois ans à Tel-Aviv en raison d’importants travaux de rénovation. A la recherche d’un autre logement, elle se rend compte que les prix à la location ont augmenté plus vite que son salaire. Pour protester contre cet état de fait, la jeune femme plante une tente sur la place Habima, avec le message évident que cette habitation de fortune sera peut-être son dernier recours… Daphni ne s’arrête pas là. Elle ouvre une page Facebook incitant les internautes à se joindre à sa protestation. L’appel est entendu, et très vite, des centaines de ces habitations précaires fleurissent sur la très chic artère de la Ville blanche. L’endroit n’a pas été choisi au hasard : ce boulevard est celui où les prix de l’immobilier sont les plus élevés du pays. « Il faut être un Rothschild pour vivre ici », scandent les contestataires. La révolte des tentes était née.
Le 23 juillet, une énorme manifestation réunit plusieurs centaines de milliers d’Israéliens qui appellent à plus de justice sociale, à une baisse du coût des logements et à une action gouvernementale en faveur des classes moyennes de plus en plus asphyxiées. Pour répondre aux protestations, le Premier ministre Benjamin Netanyahou annonce, le 8 août, la création d’une commission dirigée
par le Pr Manuel Trajtenberg, vouée à élaborer des propositions concrètes. Mais cela n’empêche pas le mouvement social de s’amplifier jusqu’à son apogée le samedi 3 septembre au soir avec la « marche des millions », qui réunit 460 000 personnes au total, massées dans les rues de Haïfa, Tel-Aviv et Jérusalem. Le mouvement de protestation s’éteindra le 28 novembre 2012, lorsque les contestataires acceptent de déplacer leurs tentes sur un autre site, près de la gare Arlozorov.
Peu de résultats mais beaucoup de leçons
Cinq ans après, qu’en est-il de la révolution annoncée ? A-t-elle atteint ses objectifs ? La commission Trajtenberg a émis de nombreuses recommandations visant à faire baisser les prix de l’immobilier, à développer la concurrence au sein de l’économie, et à réduire les dépenses de la défense au profit du secteur social. Mais la seule proposition qui a été immédiatement retenue par le gouvernement, puis rapidement mise en place, a été celle d’instaurer la gratuité de l’école maternelle. Si on ne peut parler d’un tremblement de terre, la mesure est tout de même significative pour les nombreux parents qui travaillent. Voilà pour ce qui est des résultats directs.
Le mouvement social de 2011 a également eu des effets secondaires. On peut dire que la montée du parti Koulanou trouve ses racines dans la révolte des tentes. Aujourd’hui ministre des Finances, Moshé Kahlon a fait de la réduction du coût de la vie son cheval de bataille. Cependant, malgré certaines mesures emblématiques, son succès demeure encore limité, puisque les prix de l’immobilier continuent d’augmenter.
Le mouvement de 2011 ne présentait pas de leadership formel ; les médias sociaux ont été le principal outil de rassemblement, même si au fil des jours, certains protestataires ont émergé de fait comme les porte-parole de cette révolte des tentes. Parmi eux, Stav Shaffir et Itzik Shmuli, qui ont depuis rejoint la Knesset sous les couleurs du Camp sioniste. Au chapitre des enseignements, on retiendra donc que si les réseaux sociaux ont considérablement bouleversé la politique et la démocratie, ils sont toutefois la preuve qu’il est beaucoup plus facile de soulever un problème de fond que de le résoudre. Il est certain que la révolte des tentes n’aurait pas eu lieu sans eux. Idem pour le Printemps arabe. Mais tandis qu’ils n’ont pas leur pareil pour rassembler les foules, les médias sociaux ne sont pas en mesure de dessiner les accords politiques et de mettre en place les coalitions indispensables à toute action de changement. En d’autres termes, la démocratie relayée par la Toile peut faire tomber les gouvernements, mais ne peut pas ériger et renforcer les nouveaux pouvoirs en place. Ce qui s’est révélé dangereux dans bien des pays.
L’autre fait marquant touche à la génération Y. Si l’on caractérise généralement celle-ci par une certaine apathie et une attitude du chacun pour soi, elle a montré que lorsqu’elle était touchée dans son ensemble, elle avait la capacité de se rassembler pour tenter d’agir.

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Le hérisson et le renard
Le philosophe et historien juif Isaiah Berlin a rédigé un essai bien connu dans lequel il explique que les personnes se divisent en deux catégories : les hérissons, qui voient le monde à travers le prisme d’une grande idée, et les renards qui tirent parti d’une grande variété d’expériences. Apparemment, notre gouvernement se range plutôt du côté des hérissons : il concentre toute son attention sur une idée mise en avant par les médias – quel que soit son degré de trivialité – validant le principe qu’en politique, « l’urgent »
– tel le traitement infligé par Sarah Netanyahou à l’intendant de sa résidence – fait passer « l’important » – à savoir le ralentissement économique – au second plan.
Pourtant les chiffres parlent. Les exportations de services ont enregistré un volume total de 34,4 milliards de shekels en 2015 soit une baisse de 3 %, la première depuis la crise globale de 2008. Un déclin qui provient principalement d’une chute de 6 % du tourisme. En tout, les exportations ont chuté de 7 % l’année dernière, confirmant la tendance à la baisse qui domine depuis 2012. Cette chute des exportations est en partie responsable du ralentissement économique avec une croissance de seulement 2,3 % en 2015, son rythme le plus lent depuis 2009. Ces tendances inquiétantes se sont encore accentuées depuis début 2016. Au cours des mois de mars à mai, les exportations dans l’industrie de haute technologie ont chuté de 27,8 %. Le déficit enregistré dans le commerce de biens (calculé en fonction du surplus d’importations par rapport aux exportations) était de 14 milliards de shekels entre janvier et mai.
Au mois de novembre 2015, l’OCDE tablait sur une croissance israélienne de 3,25 % en 2016. Les experts de l’organisation ont donc révisé leur copie, prévoyant une croissance de seulement 2,4 %. Une prévision qui pourrait être encore revue à la baisse dans les prochains mois. La seule chose qui a permis à l’économie de se maintenir provient du bond enregistré en matière de consommation, à la faveur des taux d’intérêt faibles. Les emprunts ont ainsi grimpé de 9 % en 2015, et continuent à augmenter en 2016. Mais cela ne devrait pas durer : lorsque les consommateurs vont commencer à ressentir les signes d’affaiblissement de l’économie, le moteur de croissance que constituent les prêts va également s’enrayer.
Il semble que personne au sein du cabinet ne soit prêt à endosser la responsabilité de ce ralentissement. Et surtout pas Moshé Kahlon. Son économiste en chef, Yoel Naveh, dit « mettre le rapport sur l’état de l’économie en perspective », soulignant que depuis le début 2016, les exportations ont chuté dans trois industries – pharmaceutique, électrique et chimique –, qui comptabilisent la moitié des exportations israéliennes. Pour Naveh, le problème n’est donc pas macroéconomique mais microéconomique.
Contrairement au cabinet qui semble en état de léthargie, la Banque d’Israël de son côté, est bien réveillée. Afin de parer à toute éventualité, ses experts planchent actuellement sur un scénario catastrophe engendré par une inflation galopante, la hausse des taux d’intérêt et du chômage, une hausse des prix de l’immobilier de 25 %, une chute de l’indice boursier de 40 %, ainsi qu’un total de 40 milliards de shekels de prêts irrécouvrables.
La preuve du concept
« La preuve du concept » est un concept clé dans le domaine du high-tech. Cela signifie que même si vous avez une idée géniale sur le papier, vous devrez prouver sa faisabilité en réalisant un prototype. La révolte des tentes était une preuve de concept. Les citoyens concernés se sont en effet montrés capables de se rassembler en nombre afin de protester sur les questions qui touchaient à leurs intérêts, et de susciter une prise de conscience parmi les dirigeants politiques, à même de générer des propositions et des actions concrètes. Si cela s’est produit une fois, cela pourra se reproduire encore. Certains signes sont plutôt encourageants. Le 14 juin dernier, des dirigeants locaux et des activistes sociaux ont entrepris une « marche de l’égalité » du Néguev jusqu’à Jérusalem, qui avait pour but de réclamer une égalité de subventions gouvernementales pour les écoles et les services sociaux de la périphérie.
A l’origine de leur démarche, certaines données indiquant que la ville de Raanana dépense beaucoup plus pour ses enfants que les municipalités d’Ofakim ou de Sderot. Il est à regretter que bien que certains députés ainsi que le dirigeant de la Histadrout, Avi Nissenkorn, se soient joints aux protestataires, la couverture médiatique de la manifestation ait été faible et son impact limité.
Aucune politique sociale n’est plus efficace qu’une économie forte. Le problème est que la politique israélienne est dominée par deux poids lourds que sont la défense et la sécurité. L’économie passe toujours en deuxième. Non, la révolte des tentes n’a pas été un échec. Mais aujourd’hui, alors qu’on aurait désespérément besoin d’une bonne vague de protestation afin d’attirer l’attention sur le ralentissement économique et les dégâts qu’il causera inévitablement sur les couches sociales les plus modestes, l’apathie et la complaisance prévalent. Les alarmes sonnent, mais le gouvernement dort.
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