Juifs par l’ADN

Faut-il avoir recours aux nouveaux tests génétiques pour prouver la judéité d’une personne ?

Arrivée d’immigrants juifs en Eretz Israël (photo credit: WIKIPEDIA)
Arrivée d’immigrants juifs en Eretz Israël
(photo credit: WIKIPEDIA)
Depuis des milliers d’années, le judaïsme et ses traditions se transmettent de génération en génération, à travers la foi et le bouche-à-oreille. « Je suis juif parce que ma mère est juive, elle est juive parce que sa mère est juive. Mes parents ont gardé la Torah parce que leurs parents ont gardé la Torah », et ainsi de suite. Cependant, certaines percées récentes dans le domaine des tests génétiques ont amené des experts à établir un moyen de prouver la judéité à travers une simple analyse de salive ou de sang. Des avancées qui ont conduit le rabbin Yosef Carmel, codirecteur de l’Institut Eretz Hemdah pour les études juives avancées, ainsi qu’un illustre juge du tribunal rabbinique Eretz Hemdah de Jérusalem, à affirmer que de tels tests pourraient être utilisés comme preuve de l’ascendance juive de certains Ashkénazes.
Un ADN particulier
Pour des milliers d’immigrants, ceux de l’ex-Union soviétique en particulier, ce processus pourrait engendrer une simplification sensible de la tâche à l’heure de prouver leur judéité, en vue de l’aliya ou du mariage par exemple. Pour d’autres, en revanche, jusqu’ici convaincus de leur héritage juif, ce test pourrait s’avérer extrêmement bouleversant si l’identité qu’ils ont intériorisée et chérie pendant des années venait à être contredite. Rappelons que le régime soviétique a fait preuve d’une hostilité féroce envers les religions en général, et le judaïsme en particulier. Entre 1919 et 1921, l’URSS a ainsi saisi de nombreuses synagogues et propriétés juives, puis en 1929, le régime a adopté une loi interdisant le respect du chabbat. Ont suivi des campagnes antisémites dans les années 1940 et 1950, et le ciblage des sionistes dans les années 1960. Ce climat délétère a intensifié la peur et le secret parmi les juifs, qui ont été de plus en plus nombreux à cacher leurs origines. C’est ainsi qu’au fil des générations, leur identité juive s’est perdue, et que des centaines de milliers d’aspirants olim ont eu les plus grandes difficultés à fournir la preuve de leurs racines juives.
Selon un rapport des éminents généticiens Karl Skorecki du Technion et Shai Tzur du Centre médical Rambam de Haïfa, environ 40 % des ashkénazes seraient les descendants de quatre femmes juives ayant émigré en Europe avec leurs familles il y a plus de 1 200 ans. « On est aujourd’hui capable de trouver des “empreintes” de liens avec ces “matriarches” dans le patrimoine génétique », ont-ils écrit. Le rabbin Yosef Carmel explique : « Une personne reçoit de l’ADN de sa mère et de son père ; cette information génétique se trouve dans le noyau de chacune des cellules du corps. Un petit groupe de gènes, différents du reste du génome humain, ne se trouve cependant pas dans le noyau, mais “réside” dans les mitochondries cellulaires. C’est ce qu’on appelle le génome mitochondrial ou ADNmt. L’ovule d’une femme est la plus grande cellule du corps humain, et le spermatozoïde d’un homme la plus petite. L’ADNmt est présent dans l’œuf tout entier, mais seulement dans la queue du spermatozoïde. Au cours du processus de reproduction, l’embryon reçoit donc l’ADNmt seulement de la mère, pas du père », poursuit Carmel. « Ainsi, les quatre matriarches juives mentionnées ont transmis cette partie de leurs codes génétiques par l’intermédiaire de leurs filles, au fil des générations, et sans que celles-ci ne soient “contaminées” par les codes de leurs époux. Un homme possède l’ADN mitochondrial de sa chaîne matriarcale, mais ne le transmet pas. »
Le Rav Carmel indique qu’il y a déjà eu des cas où le test ADNmt a aidé à prouver l’identité juive, comme le rapporte un article intitulé Citoyenneté génétique : tests ADN et loi israélienne du retour paru en 2015 dans le Journal of Law and Biosciences. L’article explique les raisons qui poussent Israël à faire usage des tests génétiques. « Il y a plusieurs façons d’interpréter le recours croissant du gouvernement israélien aux tests génétiques pour déterminer l’éligibilité à la citoyenneté ou à d’autres droits. Cela pourrait annoncer une tendance vers une politique d’immigration plus restrictive qui chercherait à protéger l’accès aux ressources de l’Etat. » On a vu des politiques restrictives similaires afin d’exiger la vérification des origines de ceux qui cherchent des visas temporaires d’étudiant ou de travail.
Du pour et du contre
Les auteurs de l’article, le Pr Ian V. McGonigle et le Dr Lauren W. Herman, précisent en revanche que « bien que la communauté orthodoxe ait l’habitude d’avoir recours aux tests génétiques pour assurer une reproduction saine parmi ses membres, celle-ci réserve un accueil plutôt mitigé à l’emploi de cette technologie pour prouver la judéité ». De nombreux rabbins se montrent en effet sceptiques, et s’inquiètent de possibles “connotations eugéniques dangereuses”, tandis que l’un d’eux pense que la génétique doit se contenter d’un rôle de “consultant” en complément de la loi juive.
Un rabbin chargé de guider les immigrants potentiels à travers la bureaucratie rabbinique, perçoit quant à lui ce procédé comme de la xénophobie : « On ne peut pas traiter de cette façon des personnes qui sont nées juives mais qui ne correspondent pas aux critères établis. » McGonicle et Herman avancent toutefois que ces tests pourraient permettre d’élargir le champ des nouveaux immigrants juifs potentiels ayant des origines ancestrales vérifiables. « Ces tests génétiques pourraient devenir un moyen de reconnaître des articulations différentes et plus larges de l’identité juive.
L’éventualité d’une reconnaissance légale de ces tests pourrait également amener les autorités rabbiniques à reconnaître
les manifestations laïques de l’identité juive », écrivent-ils.

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Cependant, si ces tests génétiques sont à l’origine destinés à accroître les certitudes et à valider l’identité juive, il se pourrait qu’ils provoquent finalement davantage de confusion. L’article explique : « D’un côté, l’existence de l’ADN juif pourrait permettre de vérifier la judéité et fournir les preuves requises pour permettre à certains individus l’accès à la citoyenneté et à se avantages. Mais de l’autre, il convient de prêter attention à ceux que ces tests pourraient exclure – ceux qui prétendent appartenir à la communauté juive mais n’ont pas de liens génétiques pour le prouver, ainsi que ceux qui auront un accès limité à la nation juive via la citoyenneté, mais sans pour autant être reconnus comme des membres égaux de celle-ci. »
« Il reste à voir quelles seront les conséquences de cette nouvelle forme de catégorisation sur les notions d’appartenance et de légitimité au sein de la communauté juive. En ce qui concerne la question de l’identité juive – déjà chargée d’ambiguïté - cette tentative de concrétisation en termes génétiques pourrait ajouter en contestation et en confusion », écrivent les deux généticiens.
Intime conviction
La voix d’un grand nombre d’olim russes fait écho à cet article, en affirmant qu’il est injuste et déroutant de baser la judéité sur un test génétique. En 2011, Boris (pseudonyme) a découvert qu’il était juif après que sa grand-mère maternelle lui ait révélé sur son lit de mort qu’elle était juive. Elle avait grandi dans un petit village en Ukraine et, à l’adolescence, avait été envoyée à Auschwitz après l’invasion nazie. « Toute sa famille a été assassinée. Après avoir survécu à la guerre, elle est retournée en Ukraine et s’est promis qu’elle oublierait son passé et ses racines juives. Elle a épousé mon grand-père, un Ukrainien de souche, et n’a jamais dit à ma mère qu’elle était juive. Celle-ci a reçu une éducation basée sur l’agnosticisme. Mes parents m’ont élevé de la même façon, mais j’ai toujours senti qu’il y avait quelque chose de plus. » Boris, qui est enfant unique, se dit avoir été surpris, mais pas choqué par la révélation de sa grand-mère. « Un an plus tard, j’ai voyagé en Israël et après cette visite, j’ai su que je voulais vivre ici. J’ai terminé mes études universitaires en Ukraine et je suis venu. Je sais que je suis juif même si je n’ai aucun document pour le prouver. Je le sens et aucun test génétique ne me dira le contraire. Si un jour on me demande de passer un test, je ne le ferai pas, parce que je sais que je suis juif. » Boris se rapproche de plus en plus de ses racines, apprenant les rites juifs et étudiant la Torah. Il espère un jour devenir pratiquant. « Je m’inquiète, car quand viendra le moment de me marier, j’espère ne pas avoir à me convertir ou à passer des tests génétiques. Je veux apprendre, grandir et devenir un bon juif », dit-il.
Tatiana (pseudonyme), qui a quitté Moscou pour Israël en 2015, a presque achevé son processus de conversion au judaïsme. « Depuis 2008, j’étais convaincue que j’étais juive. Je ne savais pas encore que dans le cas où seul le père est juif, les enfants ne le sont pas », raconte-t-elle. «Suite au décès de ma grand-mère paternelle fin 2007, nous avons nettoyé sa maison et trouvé plusieurs objets juifs, y compris une ménora et un rituel de prières en hébreu, ainsi qu’une photo d’elle enfant tenant ce que je pense être ce livre, avec son père à ses côtés enveloppé d’un châle de prière. « Mon père disait toujours que des bruits couraient dans la famille concernant un certain passé, mais je n’avais jamais compris ce qu’il voulait dire. En fait, il faisait allusion à notre sang juif. J’ai été élevée en tant que chrétienne laïque ; enfant, j’allais à l’église pour Noël et pour Pâques. Malgré tout, je me sentais différente, comme si quelque chose d’autre coulait dans mes veines. »
« Après avoir découvert ces objets, j’étais convaincue que j’étais juive et j’ai commencé à me rapprocher du judaïsme. J’en ai appris davantage sur mon héritage, et j’ai décidé d’aller vivre en Israël. Pour une “juive soviétique » comme moi et beaucoup d’autres dans le même cas qui n’avaient pas de preuve de leur judéité, les portes de l’aliya se sont ouvertes assez facilement, c’était incroyable. Arrivée en Israël, j’ai rencontré un juif dont je suis tombé amoureuse. Je me suis alors dit : “C’est génial, ma vie est en train de se mettre en place.” Mais lorsque j’ai rencontré le rabbin qui devait nous marier et que je lui ai raconté mon histoire, c’est comme si un immeuble me tombait sur la tête. Il m’a tranquillement expliqué que techniquement, je n’étais pas juive », poursuit-elle. « Je n’en revenais pas, et je n’arrivais pas à le comprendre. Je me sentais profondément juive, comment était-il possible que je ne le sois pas ? »
Quelques mois plus tard, alors que son fiancé a décidé de rompre, Tatiana a entamé un processus de conversion, bien décidée à ne plus jamais avoir à revivre une telle situation. Lorsqu’on lui demande si elle pourrait se soumettre au test génétique, elle répond que cela l’aurait peut-être un peu plus éclairée sur ses racines. « Mais si le résultat n’est pas positif, je penserais que je ne faisais simplement pas partie des 40 % de juifs ashkénazes concernés. En même temps, je ne pense pas que nous devrions baser la judéité sur un test ADN. Il se peut que je sois d’accord avec la théorie, mais dans la pratique, je ne sais pas si cela peut fonctionner. Jusqu’à présent, le judaïsme se définissait seulement à travers la foi et la confiance dans le passé, et je doute que nous devions aujourd’hui y mêler la science et la technologie. Mais pour ceux qui ont des doutes et sont susceptibles de faire partie des 40 %, le test pourrait représenter une aide, et leur
éviter de subir les souffrances que j’ai endurées. Cela dit, il ne doit pas être utilisé comme un outil tout-puissant. »
Science vs tradition
Un nouveau volume de responsa sur des questions de droit juif, rédigé à l’Institut Eretz Hemdah sous la direction du Rav Carmel et du Rav Moshe Ehrenreich qui codirige l’institut, traite d’un cas similaire à celui de Boris. Il y a plusieurs années en Allemagne, une femme qui prétendait être juive souhaitait intégrer une communauté. On lui a alors demandé des preuves de sa judéité, malgré le fait qu’elle ait perdu une partie de sa famille dans la Shoah. Ses parents n’étaient pas disposés à l’aider dans sa démarche et sa grand-mère maternelle, qui avait survécu, avait juré de ne plus avoir aucun lien avec le peuple juif. Sans autre moyen de prouver sa lignée juive, cette femme a donc subi un test ADN mitochondrial qui s’est révélé positif. Mais étant donné que le test ne concerne qu’un groupe spécifique de personnes, explique le Rav Carmel, il ne peut être considéré comme une condition préalable pour déterminer la judéité de tout un chacun. Les rabbins Carmel et Ehrenreich ont soumis leur responsa au Grand Rabbinat, dans l’espoir que le test soit accepté par les tribunaux rabbiniques, comme un moyen d’aider à prouver le caractère juif de certaines personnes.
De son côté, le Rav Seth Farber émet des réserves au sujet d’un tel processus. « Dans les communautés juives traditionnelles, on s’est toujours basé sur les principes halakhiques pour savoir si une personne ou une famille était juive, et c’est ce qui permettait aux juifs du même voisinage ou du shtetl de se marier. Cela créait un sentiment de communauté et de parenté. » Il ajoute que l’utilisation de moyens scientifiques pour déterminer la judéité pourrait, à l’avenir, amener les juges rabbiniques à rejeter des outils moins précis, mais tout à fait valables selon la loi juive, afin d’établir le statut d’une personne.
Il donne comme exemple une décision récente de la Cour suprême rabbinique et de son président, le Grand Rabbin séfarade Yitzhak Yossef, qui a annulé la décision d’un tribunal ayant rejeté le statut juif d’un homme, établi suite à une enquête. Le rav Yossef a affirmé que puisque 75 % à 80 % des personnes faisant l’objet de telles enquêtes étaient juives, l’homme en question pouvait être présumé juif. « Bien que nous soyons sensibles aux inquiétudes du rav Farber, notre expérience nous montre qu’il existe beaucoup de personnes qui ont des doutes sur leur judéité, et qui sont incapables de fournir des preuves susceptibles d’être acceptées par la plupart des tribunaux rabbiniques. Par conséquent, nous ne voudrions pas les priver de cette opportunité de prouver leur identité juive. », répond le Rav Carmel. « De plus », explique-t-il, « les inquiétudes concernant d’éventuels abus de l’outil génétique ne sont pas valables, car le test ADNmt ne s’applique qu’à un segment de juifs ashkénazes. Cela signifie que même si les résultats du test ne sont pas positifs, toutes les voies traditionnelles peuvent ensuite être explorées. »
Sachant que le patrimoine juif se base depuis des siècles sur la croyance et la tradition, les juifs doivent-ils commencer à utiliser la technologie et la science pour prouver leur ascendance ? Si oui, jusqu’où une telle technologie devrait-elle s’étendre ? Cela aidera-t-il les gens à prouver leur judéité, ou plutôt à ouvrir une boîte de Pandore pour ceux qui, s’étant toujours considérés comme juifs, voient leur conviction remise en cause ? Ces questions restent entières.
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