Enfant, le cinéaste français Kamal Hachkar a appris la langue berbère de labouche de ses grands-parents à Tinghir, une ville oasis berbère à l’est desmontagnes de l’Atlas marocain. Adulte, il a découvert que la ville aujourd’huiexclusivement musulmane abritait autrefois une importante communauté juive. Dansson film Tinghir-Jerusalem, Echos du Mellah : La redécouverte d’une culturejudéo berbère, diffusé au Festival du film sépharade de New York au printempsdernier, Hachkar erre dans les rues de Tinghir en compagnie de son grand-père.Faisant halte à un endroit précis, il demande au vieil homme si tel est bienl’emplacement de la synagogue. Une synagogue qui n’est plus. Tout ce qui restedes vieux quartiers juifs de ces villes berbères, des murs en ruines, desterrains vagues et des magasins, appartiennent désormais à des Musulmans.
D’après Hachkar, voilà ce que l’on enseigne aux jeunes enfants marocains : sil’on vous demande où sont passés les Juifs disparus, répondez que les Sionistesles ont forcés à quitter leurs villages bien-aimés, et qu’ils sont partis, leslarmes aux yeux. Mais intrigué, le cinéaste a décidé de traquer cette versionde l’histoire jusqu’en Israël, où il a récolté les témoignages d’anciens,arrachés à leur Tinghir natal. Ces derniers se remémorent avec émotion leursmaisons et leurs amis d’enfance et chantent d’anciennes chansons berbères dansun soupir.
Les Juifs berbères du Maroc n’ont pas eu la vie facile en Israël. Maisregrettent-ils d’avoir quitté leur pays d’origine ? Non - et pas seulement,comme le rappelle la fille de l’un d’eux née en Israël, parce qu’au Maroc lesfemmes devaient laver leur linge à la main dans la rivière. Les Juifs sontpartis parce qu’ils y étaient obligés.
Les régions berbères du Maroc étaient tribales. Elles ne seront entièrementcontrôlées par les autorités centrales qu’au milieu du 20e siècle. Si lestribus berbères se voyaient comme des familles élargies, descendantes d’un seulancêtre, la réalité est plus complexe. Des familles d’esclaves et de survivantsde clans vaincus étaient intégrées à une tribu en tant que membres subalternes.Et tel a été le cas des Juifs berbères.Dans son film, Hachkar parcourt les ruines du quartier juif abandonné d’unepetite ville berbère, tandis qu’un vieillard décrit les étroits liens d’amitiéqui unissaient Juifs et Musulmans. Les Juifs de sa tribu étaient comme desfrères, dit-il, et ils se sont battus avec les autres membres pour défendre sonterritoire. Mais lorsqu’on lui demande si les jeunes des deux religionspouvaient tomber amoureux et se marier, il a un mouvement de recul.
L’on peut encore percevoir des traces de la vie juive berbère dans lesgravures géométriques humanoïdes sur les pierres tombales du vieux cimetièrejuif de Mogador, l’Essaouira moderne. Les Juifs berbères ont fasciné lesethnologues français du 20e siècle, venus les étudier et photographier lesfemmes, parées de leurs bijoux tribaux, de robes brodées et le visage tatoué.
Simplement tolérés
Seul un faible pourcentage des Juifs marocains était berbérophone. Un plusgrand nombre de Juifs arabophones de Fès, Marrakech et autres parlaient undialecte arabe judaïsé. Après 1492, les Sépharades chassés d’Espagne ont échouéau Maroc. Pendant cinq siècles, les communautés ont conservé leurs proprescoutumes, langues et lieux de prières.
Comment ne pas être nostalgique de la vie juive au Maroc, avec ses villagespittoresques et sa nourriture extraordinaire. Aujourd’hui, les quelquesmilliers de Juifs qui y demeurent encore, pour la plupart dans le quartier desaffaires de Casablanca, bénéficient de la pleine citoyenneté. Les Juifs sontinvités à séjourner au Maroc et à y faire des affaires, le gouvernement actuelayant adopté une position modérée envers Israël.Mais la vie juive au Maroc, berbère ou citadine, n’a jamais été paisible. Cetteannée marque le centenaire du Pogrome de Fès de 1912, un rappel utile quel’histoire des Juifs dans les pays arabes d’Afrique du Nord ressemblait à s’yméprendre à celle de leurs coreligionnaires dans d’autres pays chrétiens etmusulmans.
Les Musulmans considéraient les Juifs comme des êtres inférieurs. Et cesderniers comprenaient qu’ils étaient simplement tolérés. S’ils ont rapidementgagné richesses et pouvoir dans la société marocaine, ils ne jouissaientd’aucun droit, seulement de privilèges que la société musulmane et les sultansvoulaient bien leur concéder. Des siècles durant, ils ont essuyé les affres deleurs voisins : humiliations mesquines, fiscalité lourde et violenceoccasionnelle.
En 1948, les Musulmans marocains ont réagi à la création d’Israël à coup de pogromsmeurtriers à Oujda et Jerada. Dans une vague de haine du Juif dans les annéesqui suivirent, les Juifs étaient régulièrement enlevés et assassinés. Non pasexpulsés, comme en Algérie. Le Maroc était devenu un pays dangereux, et ilfallait partir.Les Juifs ont alors choisi la France, Montréal - et Israël, parce que, pour lapremière fois dans l’histoire, ils pouvaient rentrer à la maison. Tant defamilles ont immigré en Israël en 1956 que le roi Hassan, craignant qued’autres Etats arabes lui reprochent d’autoriser à ces immigrés de renforcer lejeune Etat hébreu, décide de bloquer le départ de ses Juifs. Marche silencieuse en file indienne
L’émigration devenue impossible, les Juifs fuient clandestinement. Le 11janvier 1961, le Egoz, un petit bateau loué par le Mossad pour faire passer lesJuifs du Maroc à Gibraltar, chavire. Ses 44 passagers sombrent dans les eauxméditerranéennes. Pour la moitié, des enfants.
Après le drame du Egoz, l’Agence juive et le Mossad oeuvrent avec lescommunautés marocaines menacées pour sauver les plus jeunes, en priorité. Dansl’opération “Mural”, 530 enfants juifs marocains seront envoyés par leurfamille en Suisse un jour férié - et, de là, transférés vers Israël. Quatremois plus tard, un accord est conclu pour une émigration plus massive.
Le roi Hassan, gêné par l’attention internationale suscitée par la tragédie duEgoz, accepte que les Juifs marocains émigrent secrètement, histoire de ne pasalerter les gouvernements anti-Israéliens. Le monarque a reçu une indemnitépour chaque Juif libre de partir. Si les chiffres officiels n’ont jamais étépubliés, on estime que 5 à 20 millions de dollars ont afflué dans les coffresroyaux en échange de 80 000 Juifs marocains autorisés à faire leur aliya entre1962 et 1964.
Les derniers Juifs berbères vont déserter Tinghir et les autres villes ensilence, au beau milieu de la nuit. Ils s’étaient soigneusement passé le mot :partir avec ce qu’ils pouvaient emporter sur le dos et sans en parler à leursvoisins musulmans. Ils ont marché, en file indienne, le long des sentiers demontagne, vers les routes aux portes de leurs villages. Là, ils sont montés àbord des autobus entamer leur épopée vers l’Etat juif.
L’auteur est un auteur et historien américain. L’article, paru dans le quotidienJewish Ideas, est reproduit sous autorisation.