Redécouverted’un artiste juif de génie privé de ses lettres de noblesse Dana GordonL’antisémitisme ancré dans la culture française aurait-il conduit à nierl’importance d’un artiste juif, parmi les plus grands de l’époque ? Pourtant,Camille Pissarro a été le plus novateur, le plus vénéré mais aussi l’aîné d’uncélèbre mouvement de peintres français, plus connu sous le nomd’impressionniste et postimpressionniste.Et, fait notable, le seul Juif appartenant à ce mouvement artistique.Tour à tour mentor, ami, leader, il a été une figure majeure de ce microcosmeartistique made in .À sa commémoration en 1904, Octave Mirbeau déclarait : “Camille Pissarro a étél’un des plus grands peintres de ce siècle, et de tous les temps.” Mais aucours de la majeure partie du 20e siècle, son travail était très peu connu parrapport à celui des plus talentueux artistes du mouvement. La redécouverte del’artiste et sa revalorisation vont seulement débuter dans les années 1980, viade nombreuses grandes expositions internationales et grâce à plusieurspublications à son sujet. En premier lieu, ses paysages d’époque, puis sesmerveilleux paysages urbains peints vers la fin de sa vie. Et aujourd’hui sesportraits, actuellement exposés au Musée des Beaux- Arts de , dans le cadre de l’exposition “Les personnages dePissarro” (après avoir fait l’ouverture à l’Institut Clark Art dans le l’étédernier). Indépendant, chantre de la liberté d’expression et de laresponsabilité individuelle dans l’art et dans la vie, Pissarro représentaitégalement le mensch par excellence. Admiré et respecté pour ses qualités : “Lapremière chose qui frappe en observant Pissarro, c’est bien son apparentebonté, sa délicatesse, et sa sérénité.”
Européen, juif et laïc
Ses dons vont se développer grâce la nouvelle libertéd’expression artistique qui s’exprime alors en et dont les Juifs européens se sont vus si longtemps privés.Une liberté obtenue une ou deux générations plus tôt dans certains pays, maispas dans d’autres. La preuve de cette émancipation s’illustre dans les toilesde Pissarro.
Aux yeux de tous, rien de typiquement “juif” ne se dégage de ses peintures.Délicieusement marquées par l’impressionnisme de l’école française, elles sontfermement ancrées dans la longue tradition européenne. Pourtant, en étudiant leparcours et l’oeuvre du peintre, la vie juive de l’esprit, autant d’un point devue intellectuel qu’émotionnel, semble à bien des égards avoir grandementcontribué à son art. Sa probité et son sérieux provenaient probablement de sonpatrimoine ethnique.Pissarro naît en 1830 à St. Thomas, dans les Caraïbes, au sein d’une famille decommerçants juifs d’origine séfarade qui vient de quitter Bordeaux. Certainsmarranes s’étaient installés à ,au XVIIIe siècle, pour pratiquer ouvertement leur judaïsme. Mais ironie del’histoire, le mariage des parents de Pissarro n’est pas reconnu par leursynagogue, à .Une douleur familiale qui a contribué à conforter Camille dans une conceptionrésolument laïque de sa judéité.Entre 11 et 17 ans, ses parents l’envoient à afin de le faire profiter du systèmeéducatif français. Il retourne ensuite à et se consacre à l’entreprise familiale. Cependant, ce style de vie trop bourgeois l’inconforte profondément. Il faitalors cap vers le pour se consacrer à la peinture. Après un bref retour à , il élit finalement domicile à en 1855. Ses parents le rejoignent peude temps après. Pissarro meurt à en 1903 au terme d’une longue vie fascinante marquée par une carrièreartistique éclatante, le dévouement envers sa famille et l’amour de sonprochain.Le prophète biblique
Pissarro n’a jamais éprouvé de mépris envers sa famille,mais plutôt envers leur mode de vie. Il est resté proche des siens, surtout desa mère, en dépit de son penchant dominateur. S’il conserve des liens avec lavie et le peuple juif, il s’exclut de la synagogue. Et épouse une femme auxantipodes du milieu socio-culturel dans lequel il a baigné : une catholique,issue d’un milieu rural qui a été la domestique de sa mère. Au grand dam de sagénitrice.Pourtant, il n’a jamais cherché à dissimuler sa judéité.Avec sa longue barbe, son grand nez aquilin, ses sourcils proéminents, ses fauxairs bibliques et sa façon de se vêtir, à des années lumières des codesvestimentaires arborés par la haute société, il faisait figure aux yeux de sescontemporains de prophète biblique. Souvent comparé à Moïse et au Bon Dieu.Sa personnalité, sa sagesse, son intégrité et son rôle presque rabbiniqueauprès des artistes contribuent alors à forger cette réputation. En témoigne lejournaliste Thadée Natanson : “Etait-ce son infaillibilité, son infinie bonté,son sens de la justice ou peut-être bien son nez proéminent et aquilin et salongue barbe blanche? En tout cas, tous ceux qui le connaissaient dans lesannées 1890 l’assimilaient à une sorte de Dieu le Père.”La majorité des peintres de renom de cette époque sont artistiquement liés àPissarro. Dans les années 1868-1870, lui, Renoir et Monet travaillent ensemblede manière étroite. Il enseigne à Vincent Van Gogh l’art de la couleur.“Notre père à nous tous”, aimait rappeler Van Gogh en parlant de l’artiste.
Le père de l’avant-gardisme
Gauguin, le protégé de Pissarro, soulignait : “Toutle monde faisait attention à lui ... il était l’un de mes maîtres.” Cézanne,qui lui devait beaucoup, autant d’un point de vue artistique que psychologique,affirme : “Nous sommes tous des produits de Pissarro”.Matisse a même été ému aux larmes à sa première rencontre avec le maitre et,plus tard, lui a rendu visite à plusieurs reprises.La critique, sensible à l’avantgardisme, l’a encensé. Emile Zola, découvrantles oeuvres de Pissarro lors d’une exposition en 1986, écrivait même :“L’originalité ici est profondément humaine... Jamais auparavant, des peinturesne m’ont paru posséder une dignité si exaltante... Camille Pissarro est l’undes trois ou quatre véritables peintres de cette journée.” Et en 1873, lecritique Théodore Duret lui prédisait : “Vous emprunterez un nouveau chemin,qui vous amènera aussi loin et aussi haut que n’importe quel maître”. MaisPissarro avait déjà commencé à s’installer sur cette voie, qu’il avait lui-mêmepavée.“... M. Pissarro, qui est essentiellement l’inventeur de cette peinture...”,déclarait ainsi Armand Silvestre au sujet de la première exposition impressionnisteen 1874. Aux côtés de Manet, Pissarro est alors considéré comme le précurseurde l’art moderne, et de l’art abstrait naissant. Le plus grand de tous, auxyeux de ses contemporains. Les écrivains de notre époque commencent enfin àreconnaître cette réalité.
Pas de sentimentalisme
Par ailleurs, la fraicheur de ses compositionsconnectera de manière inattendue Pissarro au monde du cinéma.Le photographe Nadar, un pionnier du genre, fréquente de près la scèneartistique et accueille dans son atelier la première expositionimpressionniste. L’étude du protocinéma mettant en scène des personnages enmouvement provoque alors l’intérêt du public et Pissarro s’y serait égalementintéressé.Et des séries de personnages apparaissant dans certains tableaux de Pissarrosemblent empreintes de ces études.Quelque chose de presque cinématographique se dégage de ce manque d’immobilitécaractéristique de toute son oeuvre après 1868. Plus d’un instant capturé dansle temps, un palimpseste de multiples moments.Richard Brettell, conservateur de l’une des expositions de Pissarro, se permitdes observations très pertinentes, avant de tomber finalement dans lacaricature. L’oeuvre de l’artiste, selon ce dernier, n’est qu’une expression del’anarchisme. Ce n’est pas la première fois qu’un écrivain tentait de détournerl’oeuvre de Pissarro et de l’assimiler à une idéologie politique fantaisiste.Certes, Pissarro a manifesté de l’intérêt pour l’anarchisme et son travail adémontré une grande empathie pour ses semblables, pour sa famille et leurmilieu, le monde des artistes et leurs préoccupations et pour la peinture.Mais l’art visuel est bien trop vaste pour pouvoir être appréhendé sous unangle politique. Pissarro lui-même pestait contre l’expression de toute sortede sentimentalisme dans l’art, politique ou autre. Une “corruption” de l’art,pour le maître. Seuls le sentiment et l’émotion honnête s’expriment à profusiondans son oeuvre, à travers la parfaite intégrité de la forme.l’antisémitisme qui sévit alors en , laplupart des artistes français et la société française dans son ensemble ontlargement accepté Pissarro comme l’un d’entre eux. Son identité n’a pas étéastreinte à sa seule judéité. Le peintre est d’ailleurs très apprécié.Et parfois, son identité juive jouera même en sa faveur.Néanmoins, la question juive prend une dimension bien particulière à l’époque.Car l’antisémitisme, primaire ou élégant, conscient ou inconscient, est encoreacceptable au sein des classes sociales supérieures et la bourgeoisiefrançaise. Idem chez les prolétaires. Un écrivain bien intentionné avait crubon de décrire Pissarro comme “un Juif sage et enthousiaste”. Si le peintreinspire respect, affection et humour, il est donc également victime destéréotypes. Un jour, en voyant l’artiste portant son carnet de croquis dans uncafé, l’un de ses collègues ne peut s’empêcher de s’écrier : “Voici Moïse,transportant les Tables de la Loi.”Degas et Renoir, pourtant de grands amis de Pissarro, ont tenus des proposantisémites à son sujet, bien avant les années 1890, période marquée par uneforte instabilité politique. En 1882, Renoir refuse de s’afficher avec“l’Israélite Pissarro”. Et en 1882, Pissarro écrit à Monet : “Le frère cadet deRenoir... m’a traité de la pire des façons. Je serais, paraît-il, un intrigantsans talent, un Juif mercenaire, un manipulateur qui tenterait de voussupplanter vous, mon cher, et Renoir...Est-ce parce que je suis un intrus dans le groupe ?” Un intrus ! Pissarroavait-il l’impression d’être étranger dans son propre milieu ? Une telleatmosphère a sans doute inhibé son succès et son influence.Une postérité mise à l’épreuve de l’Affaire Dreyfus A partir du milieu desannées 1890, la est submergée par une vague d’antisémitisme dans le sillage de l’AffaireDreyfus. Le capitaine Alfred Dreyfus, officier juif de l’armée française, estinjustement condamné pour haute trahison. Il est humilié publiquement parl’armée de son pays et maintenu à l’isolement dans la sinistre prison de l’Iledu diable. Les preuves de l’innocence de Dreyfus sont établies par la suite.Une affaire qui a profondément divisé la entre Dreyfusards etantidreyfusards. D’un côté, l’armée française et ses alliés antisémites au seindes cercles médiatiques. De l’autre, les partisans inflexibles et courageux ducapitaine. Un pays profondément bouleversé par ce déferlement de haine, envigueur jusqu’à l’éclatement de la Première Guerre mondiale, puis quiréapparaîtra dans les années 1930.A l’époque de l’affaire Dreyfus, l’influence de Paul Cézanne sur l’art moderneatteint alors son apogée. Sa réussite artistique et sa personnalité excentriquey ont contribué. Son oeuvre est alors perçue comme une révélation. Dans lescercles artistiques français, certains préfèrent aussi que leur héros ne soitpas juif. D’autres refusent peut-être d’acheter l’oeuvre artistique d’un Juif.Tous ces éléments ont certainement joué un rôle.Si Renoir, Degas et Cézanne ont pris le parti des antidreyfusards et ont tournéle dos aux Juifs et à Pissarro, ils n’ont sûrement pas été les seuls à agir dela sorte. Et cette hypothèse expliquant la mise à l’écart de Pissarro et de sonoeuvre n’a rien de farfelu.Nous connaissons l’expérience douloureuse de l’antisémitisme vécue par Pissarroà l’époque de l’affaire Dreyfus. Mais, nous ne savons rien de ses conséquencessur sa réputation et sur sa carrière à titre posthume. L’antisémitisme culturelqui sévissait en a-t-il évincél’importance de cet artiste juif qui figurait parmi les grands de l’époque ?Son rôle a été pratiquement effacé des pages de l’histoire de l’art pendant lamajeure partie du XXe siècle.
Peut-être est-ce seulement la conséquence de l’évolution des goûts au cours dudernier siècle. L’histoire de l’art serait-elle un brin inconstante ? Aprèsl’Affaire Dreyfus et jusque la fin du XXe siècle, Pissarro sera principalementconsidéré comme un talentueux peintre paysagiste et un ami de bons conseilspour les artistes. Dans quelle mesure l’antisémitisme a-t-il contribué à écarterPissarro du développement de l’art moderne, dont il fût l’un de ses principauxprécurseurs ? Sur ce point, plus que tout autre, on peut encore une foiscomparer Pissaro à son patriarche hébreu : le peintre juif aura été en quelquesorte le Moïse du modernisme, celui qui a conduit ses collègues à la Terrepromise, sans avoir été autorisé à y pénétrer.