Israel et les armes chimiques

Jérusalem estime ne pas être en mesure de ratifier la Convention sur les armes chimiques, tant que la région n’est pas exempte d’armes de destruction massive

Démantèlement d'armes chimiques (photo credit: REUTERS)
Démantèlement d'armes chimiques
(photo credit: REUTERS)
Le mois dernier, le monde commémorait le triste centenaire de la première utilisation massive d’armes chimiques.
Cent ans après, le sujet reste d’actualité. Mais les efforts de la communauté internationale pour parvenir à l’universalisation de la Convention sur la non-prolifération sont peut-être en train de se finaliser, à l’heure où s’achève la dernière étape du démantèlement intégral de l’arsenal d’armes chimiques en Syrie.
C’est du moins ce que semble indiquer une déclaration optimiste faite à la mi-avril, lors d’une réunion commémorative de l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques (OIAC), l’organe intergouvernemental qui met en œuvre la Convention sur l’interdiction des armes chimiques (CIAC). Ahmet Üzümcü, directeur général de l’OIAC, espérait alors « hâter le progrès vers un monde vraiment exempt d’armes chimiques ». Car depuis son entrée en vigueur en 1997, 190 Etats ont ratifié la Convention. Six seulement restent récalcitrants, dont Israël.
Pour Jérusalem, l’enthousiasme cité pourrait signifier un autre front de dissensions diplomatiques et de pression internationale. Mais le refus israélien d’adhérer pleinement à la Convention – l’Etat juif est signataire, mais n’a pas encore ratifié le traité – met en lumière sa méfiance vis-à-vis de la communauté internationale, et sa vision pessimiste de l’avenir du Moyen-Orient.
Retombées post-traumatiques
Le 22 avril 1915, la deuxième bataille d’Ypres, en Belgique, marque un nouveau tournant dans la sombre histoire de la guerre. Il est environ 17 heures quand l’armée allemande libère un nuage de chlore gazeux en direction des tranchées alliées. Près de 5 000 soldats sont tués en une demi-heure. 15 000 autres sont blessés lors de l’attaque. Une date noire dans l’histoire de l’humanité.
Deux ans plus tard, au moment de la troisième bataille d’Ypres, toutes les parties en guerre disposent d’armes chimiques. Au cours de la Première Guerre mondiale, près de 90 000 soldats mourront de l’exposition à quelque 124 200 tonnes de chlore, de gaz moutarde et autres agents chimiques. Un pourcentage relativement faible par rapport aux plus de 8,5 millions militaires tombés au combat. Mais le traumatisme est tel que l’on surnommera cette guerre la « guerre des chimistes ».
Au point qu’après-guerre, un certain nombre d’interdictions internationales sur l’utilisation d’armes chimiques voient le jour. La plus célèbre est le Protocole de Genève de 1925, dont Israël est signataire, avec une réserve qui revendique le droit de riposter en cas d’attaque à l’arme chimique. Mais le Protocole de Genève ne prévoit pas de mécanisme coercitif et omet l’embargo sur la production et le stockage de ces armes, qui seront parfois effectivement utilisées.
C’est le cas dans les années 1980. Sous le régime de Saddam Hussein, l’armée irakienne a recours au gaz sarin, au chlore et au gaz moutarde.

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Il faudra attendre la fin de la guerre froide pour qu’un traité efficace de lutte contre la prolifération des armes chimiques voie finalement le jour.
Sur les six Etats qui ne font pas partie de la CIAC, Israël et la Birmanie sont les seuls signataires du traité : tous deux l’ont signé la même année, en 1993, quatre ans avant son entrée en vigueur en 1997. Mais ils ne l’ont pas ratifié. Les quatre autres – la Corée du Nord, l’Egypte, l’Angola et le Sud-Soudan, fort de ses quatre ans d’existence – ne sont pas signataires.
Israël, l’Egypte et la Corée du Nord sont catégoriques dans le maintien de leur statut d’outsider. Mais ce n’est pas le cas des trois autres. Le parlement birman s’est prononcé, en janvier dernier, en faveur de la ratification de la CIAC. « Le Sud-Soudan et l’Angola sont également sur le point d’adhérer à la Convention », affirme Mark Fitzpatrick, ancien fonctionnaire du Département d’Etat américain et actuel directeur du programme de non-prolifération et de désarmement à l’Institut international pour les études stratégiques de Londres. « Ils n’y voient pas d’obstacles majeurs. Dans leur cas, c’est uniquement une question de bureaucratie », explique-t-il.
Grâce à l’adhésion mondiale à la CIAC, et au mécanisme détaillé d’inspection et de vérification du traité piloté par l’OIAC, la Convention a rencontré un relatif succès. « C’est la seule convention dans le domaine de la non-prolifération qui a fait de réels progrès et peut véritablement avoir une portée universelle », affirme Fitzpatrick.
Démantèlement syrien
En 2013, une étape importante est franchie. Sous la menace exceptionnelle d’une alliance russo-américaine, le dictateur syrien Bachar el-Assad est contraint d’adhérer à la Convention. Cette mesure fait suite à l’attaque au gaz sarin sur la ville de Ghouta, qui a tué 1 400 civils. L’adhésion de la Syrie à la CIAC implique le démantèlement obligatoire de son programme d’armes chimiques et la destruction de tous ses stocks, installations de stockage et usines de production.
A l’issue d’une opération multinationale, d’une envergure sans précédent, menée entre février et juin 2014 par une mission conjointe de l’ONU et de l’OIAC, la totalité des 1 308 tonnes d’armes chimiques syriennes sont retirées du pays dans des navires spécialement équipés. Les matériaux les plus toxiques sont détruits à bord d’un navire américain unique en son genre qui croise dans les eaux internationales de la Méditerranée et neutralise près de la moitié de l’ensemble des stocks. Le reste est détruit dans les usines de pays volontaires : la Finlande, les Etats-Unis, le Royaume-Uni et l’Allemagne. Cette opération vaut à l’organisation d’interdiction des armes chimiques le prix Nobel de la paix, en 2013.
La destruction et la surveillance continuent. Selon un rapport publié en mars par l’OIAC, 98 % des armes chimiques détenues par la Syrie ont été détruites. Trois des douze usines demeurent « inaccessibles en raison de la situation sécuritaire à proximité de ces sites ». En outre, l’organisation vérifie l’utilisation récente de chlore gazeux signalée en Syrie.
L’élimination des armes chimiques syriennes a suscité un certain espoir au sein de la communauté internationale de voir Israël ratifier la Convention. Une semaine après l’adhésion de la Syrie à la CIAC en 2013, des journalistes interrogeaient le président Shimon Peres, lors d’une visite à La Haye : « Je suis sûr que notre gouvernement étudiera sérieusement cette éventualité », répondait Peres, lui-même signataire du traité en 1993, alors qu’il était ministre des Affaires étrangères. Mais le cabinet, réuni un mois plus tard pour discuter de la question, décidait de se tenir à son ancienne ligne politique.
Scepticisme israélien
Dans l’arène diplomatique internationale, beaucoup estiment que cette décision est une erreur et que la ratification israélienne de la convention est de l’intérêt de toutes les parties concernées. « La ratification d’Israël montrera clairement qu’il est ouvert aux solutions diplomatiques dans le cadre de problèmes de sécurité particuliers », affirme Jean-Pascal Zanders, expert belge de la non-prolifération.
Lors d’une réunion plénière du Consortium de l’UE sur la non-prolifération à Bruxelles à l’automne dernier, Nomi Bar-Yaacov, chercheur associé au groupe de réflexion britannique Chatham House sur les affaires internationales, affirmait que, si Israël adhérait à la convention, il entraînerait l’Egypte après lui. Ce serait donc la porte ouverte à un Moyen-Orient exempt d’armes chimiques. « Une telle universalisation aurait des ramifications profondes à un moment où les Etats souverains du Moyen-Orient sont confrontés à des menaces sans précédent de la part d’entités non étatiques comme le groupe Etat islamique ou al-Qaïda qui aspirent à acquérir des armes non conventionnelles. »
Mais en Israël, le scepticisme prévaut. D’un côté, l’establishment sécuritaire estime que la menace d’une attaque chimique a disparu. Preuve en est la décision du ministre de la Défense Moshé Yaalon en décembre 2013, de mettre fin à la distribution de masques à gaz aux civils, et celle un an plus tard d’arrêter presque entièrement la production de masques pour les soldats, en dehors des premiers intervenants. De l’autre, selon la position officielle israélienne, les menaces qui émanent de la Syrie, dont celles relatives aux capacités chimiques résiduelles, demeurent. Selon un communiqué du ministère des Affaires étrangères en décembre 2014, tant que le reste de la région n’est pas totalement exempt d’armes de destruction massive, Jérusalem ne prendra pas le risque d’adhérer à des traités de non-prolifération.
L’instabilité croissante et l’émergence dans la région d’acteurs non étatiques sont pour l’Etat hébreu une raison supplémentaire de douter de la capacité des traités internationaux à contribuer à la sécurité d’Israël. A la mi-avril, un haut fonctionnaire du ministère des Affaires étrangères estimait , malgré la ratification de la convention par tous les Etats de la région, en dehors de l’Egypte, la situation sécuritaire au Moyen-Orient beaucoup plus précaire aujourd’hui qu’en 1993, lors de la signature de la convention par Israël.
Ce même fonctionnaire suggérait avec un certain cynisme que l’OIAC ferait peut-être mieux de forcer l’EI (qui, selon un reportage filmé obtenu par la BBC, a utilisé du gaz chloré dans la ville irakienne de Tikrit) à adhérer à la convention, plutôt que de faire pression sur Israël.
Ambiguïté stratégique
Ce qui inquiète Jérusalem, c’est donc que les armes chimiques restées en Syrie tombent aux mains d’acteurs non étatiques et d’organisations terroristes. Mais pour Jean-Pascal Zanders, même si l’OIAC doit se pencher sérieusement sur les bombes au chlore utilisées en Syrie par les troupes d’Assad, elles ne constituent pas une réelle menace stratégique pour Israël.
Car la Syrie a été entièrement dépouillée de l’équipement requis pour transformer des précurseurs d’agents comme le sarin en leur forme définitive, et ne dispose plus de la capacité à les transférer sur des ogives et de les lancer sur les villes israéliennes. Selon Zanders, qui a occupé des postes importants dans divers instituts de recherche militaire européens de premier plan, les connaissances techniques indispensables pour préparer l’agent final sont tellement spécifiques, et le processus si hasardeux, que même si ces résidus tombaient entre les mains des groupes d’insurgés, les combattants qui voudraient s’y essayer « en seraient les premières victimes ».
Le Dr Eitan Barak de l’Université hébraïque de Jérusalem est également d’avis qu’Israël n’est plus en butte à une menace d’agression chimique. Historiquement, l’Etat hébreu justifiait son refus de ratifier la CIAC par la crainte que le facteur nucléaire ne suffirait pas à dissuader Assad d’utiliser des armes chimiques contre Israël. Pour cette raison, il était indispensable de maintenir une certaine ambiguïté quant à la capacité chimique du pays. Mais à présent, la position d’Israël sur la dissuasion chimique n’a plus de raison d’être, estime-t-il. Selon lui, c’est en fait le monopole nucléaire israélien présumé qui a incité la Ligue arabe à exhorter ses Etats membres, en 1992, à boycotter la prochaine CIAC jusqu’à ce qu’Israël s’engage à adhérer au TNP (Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires).
Volonté politique
« Les Etats-Unis se sont jusqu’à présent gardés de faire allusion à d’éventuelles sanctions contre Israël, en raison des liens qui unissent les deux pays », souligne Mark Fitzpatrick. Pour lui, difficile d’imaginer que l’administration américaine change soudain d’attitude et pousse Israël à la ratification.
Pour le Dr Eitan Barak, « il existe en fait un facteur économique dissuasif contre l’adhésion d’Israël à la convention ». « Le traité », explique-t-il, « oblige tous les Etats parties à détruire toutes les armes chimiques dont ils disposent, et à le faire en respectant l’environnement. Cela signifie que si Israël possède un stock d’armes chimiques, la destruction se révélera beaucoup plus coûteuse que son simple maintien. »
Si un tel stock existe. Selon un document secret de la CIA publié par le magazine américain Foreign Policy en 2013, un satellite espion américain aurait découvert en 1982, une usine de production d’agent neurotoxique ainsi qu’un centre de stockage près de Dimona.
Lors d’une conférence de l’OIAC réservé aux journalistes israéliens en décembre dernier, un fonctionnaire de l’organisation confirmait l’existence d’un stock d’armes chimiques israélien. Une information que l’organisation s’est hâtée de démentir, expliquant ne pas avoir la capacité d’évaluer si les Etats non parties possèdent ou non des armes chimiques.
En avril, un haut fonctionnaire de l’OIAC déclarait, lors d’une conversation téléphonique depuis La Haye, que dans l’hypothèse où Israël demanderait de l’aide pour détruire un stock d’armes chimiques, celle-ci ne lui serait pas refusée. Et de citer le cas syrien en exemple : une opération au cours de laquelle la destruction et le financement ont été menés par d’autres Etats. Selon l’agent de l’OIAC, certains types d’aide peuvent être mis en place, car « s’il y a une volonté politique, il y a moyen d’y arriver ».
Protéger Dimona
Selon toutes les personnes interrogées, le refus d’Israël d’adhérer à la CIAC a peu à voir avec les menaces chimiques ou les calculs économiques. Ce qui inquiète Jérusalem, c’est de voir sa capacité nucléaire présumée exposée au grand jour. Si Jérusalem venait à lever son ambiguïté chimique stratégique, cela l’exposerait-il à de nouvelles exigences vis-à-vis de son ambiguïté nucléaire ? « Non, bien au contraire », répond le fonctionnaire de l’OIAC.
En clair, Israël ne fait pas confiance au système de vérification et d’inspection de l’OIAC.
Mais pour Fitzpatrick, malgré la tension croissante entre les administrations israélienne et américaine concernant le programme nucléaire de l’Iran, Israël sera protégé des regards indiscrets au cours du processus de vérification et d’inspection de l’OIAC. « Les Etats-Unis et les pays européens peuvent garantir à Israël qu’il sera à l’abri des demandes d’inspection sans fondement, destinées simplement à mettre le nez dans ses secrets militaires, à Dimona ou ailleurs », affirme-t-il. « Les pays occidentaux peuvent bloquer une telle demande à l’OIAC et je suis sûr qu’ils le feront. Je ne pense pas que ce soit une raison suffisante pour ne pas ratifier la convention. »
« Les penseurs stratégiques israéliens doivent se demander ce qu’ils gagneraient avec cette ratification. Et ma réponse est qu’Israël devrait faire preuve de bonne volonté afin de montrer sa bonne foi. Les armes chimiques sont des armes odieuses. La communauté internationale a fermement établi leur démantèlement. Elles sont illégales et immorales. Le fait qu’Israël s’entête à les garder en sa possession donne une très mauvaise image du pays. »
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