Les câbles argentés marquant la frontière scintillentdans le soleil hivernal d’Eilat. Serpentant le long de falaises, ils se perdentaux abords de la station balnéaire de la mer Rouge.
Sur une route qui enjambe cette frontière, roule une jeepmilitaire. A son bord : le Capitaine Walid Soualed, commandant adjoint del’Unité des pisteurs bédouins de Tsahal pour le sud. Nous sommes à l’extrémiténord des quelque 250 km de frontière qui séparent l’Etat d’Israël et lapéninsule du Sinaï. Au sud, des cellules terroristes affiliées à al‑Qaïdafourbissent leurs armes et préparent leurprochaine action, tandis que des contrebandiers qui font du trafic d’armes ou de stupéfiants étudient les moyens de passer dans l’Etat hébreu. Même si ces intruspotentiels parvenaient à franchir la nouvelle barrière de sécurité, ils devrontencore affronter un autre obstacle de taille : les pisteurs bédouins deTsahal. Cette équipe hautement expérimentée ne manquera pas de remarquer laprésence d’individus qui n’ont rien à faire là et de se lancer à leur poursuite.
L’Unité des pisteurs fait partie de la Divisionterritoriale d’Edom, composée de 3 brigades, dont la plus récente est laBrigade régionale d’Eilat. Le besoin de créer cette dernière et d’ériger desurcroît une barrière de sécurité s’est fait sentir en 2011, lorsque desdjihadistes venus du Sinaï ont ouvert le feu sur un bus et plusieurs véhiculescivils qui circulaient sur la route 12. Huit Israéliens avaient trouvé la mort.
Précision et 6e sens
Soualed et ses hommes travaillent de jour comme de nuitdans ces étendues désertiques sillonnées de pistes. Ils utilisent un 6e senstrès affûté pour repérer d’éventuels « visiteurs » indésirables quiauraient pénétré dans le pays.
C’est dans son bureau, autour d’un thé bédouin trèssucré, que Soualed décrit sa communauté et son implication au sein de Tsahal.« Notre religion est l’islam. Nous sommes caractérisés par notre sens del’hospitalité et du respect d’autrui. Cela est vrai de tous les Bédouins,qu’ils vivent dans le sud ou dans le nord d’Israël », explique-t-il.« Les soldats druzes jouent le rôle de pisteurs. Ils forment une minoritéà l’intérieur d’une minorité. Ce sont des gens sérieux. Ils font leur travailde façon honorable. Ce qui nous unit, c’est la mission que nous nous sommesdonnée de défendre le drapeau. Nous décelons les intrusions et évitons lesincidents terroristes. C’est à cela que nous sommes formés »,continue-t-il.
Officiellement, cette formation des pisteurs dure sixmois. Elle se déroule dans l’école spécialisée de Tsahal, dans le sud du pays,mais, précise Soualed, « le meilleur professeur est le désert lui-même, etl’apprentissage ne s’arrête jamais vraiment ». « Nous ne sommes passoumis à l’obligation de s’enrôler. Seuls ceux qui le souhaitent s’engagent.Mais il faut encourager les vocations », lance l’officier.
« Ce qui nous caractérise, c’est notre domaine decompétences : nous sommes des gens du désert, aptes à passer de longuespériodes de temps sur le terrain. Nous analysons le territoire et tâchons dedéterminer d’où viendra la prochaine surprise ». Et de poursuivre :« nous devons être persévérants et ne rien lâcher. Si l’un d’entre nousrepère des signes d’intrusion, il doit faire toutes les vérifications quis’imposent, par le biais d’un processus très précis. Les autres doivent alorsse montrer patients. Ce serait une erreur de chercher à presser le pisteur, quidevra nous fournir les réponses à des questions très précises : y a-t-ileu, oui ou non, intrusion ? De combien d’hommes s’agit-il ? Tous lessystèmes militaires sont suspendus à la décision du pisteur, on attend sadécision », explique Soualed. « Comme pour les pilotes dans l’arméede l’air, la moindre erreur peut mener à un désastre », ajoute-t-il.
« Là où passent les animaux, nous passonsaussi »
La vie même du pisteur est suspendue à son proprejugement. A lui de découvrir les menaces, par exemple une bombe que l’on adissimulée au bord d’une route pour qu’elle saute au passage de l’armée.« Tout le monde attend le verdict du pisteur en question. Cela crée une certainepression, bien sûr. Mais les pisteurs sont les yeux du pays. On ne peut pas secontenter de simples estimations, car chaque décision est fatale. Nous devonsêtre sûrs de nous à 100 %, à chaque fois. Sans oublier que l’heuretourne… »
Un peu plus tard, nous roulons en jeep dans les montagnesdu désert, sur des chemins caillouteux qu’il serait inconcevable d’emprunter àpied. « Nous nous trouvons dans un environnement très complexe, avec desrochers et des pentes abruptes. Toute chute peut être fatale. Nous ne nousbattons pas seulement contre l’ennemi, mais aussi avec le terrain. La nuit, onne voit pas sa propre main. Ces chemins sont aussi difficiles pour lesmalfaiteurs que pour les pisteurs », explique Soualed.
« Il nous arrive de poursuivre des intrus de nuit.Si nous perdons leur trace, nous devons persévérer jusqu’à ce que nousréussissions à les localiser de nouveau. Nous repérons tous les signesindiquant que quelqu’un est passé à tel ou tel endroit. Là où passent lesanimaux, les humains peuvent passer aussi », sourit-il.
A une époque où la haute technologie se met au service dela surveillance et du renseignement, les pisteurs continuent à jouer un rôleindispensable à la frontière. « Les unités de terrain sont loin denégliger l’aide que nous apportons », affirme Soualed. « Lesnouvelles technologies renforcent la puissance d’Israël, mais rien neremplacera jamais les techniques primitives. Nous en avons besoin, et laprochaine génération en aura elle aussi besoin. Dans le sud, dans le nord,partout ! »
1 400 Bédouins dans Tsahal
Dans nos conversations avec Soualed, un nom revientrégulièrement : celui du colonel Yossi Hadad, commandant de l’unitébédouine du Commandement sud et pionnier de l’intégration des membres de lacommunauté bédouine au sein de Tsahal. Soualed ne cache pas son admiration.« C’est un grand personnage, qui a commandé autrefois le Bataillon bédouin[l’unité qui patrouille aujourd’hui le long de la frontière avec Gaza]. Il aune grande influence sur la communauté et a joué un rôle clé dans l’enrôlementde nos jeunes. C’est un pilier de notre communauté, et de l’unité. Il est commeun père. Nous l’estimons beaucoup. »
Au téléphone, Hadad se dit honoré par ces paroles.Toutefois, sa modestie le conduit vite à parler travail. « Rien ne peutremplacer les hommes sur le terrain », explique-t-il. « Les pisteursjouent un rôle fondamental dans toutes les missions de sécurité. Aucundispositif technologique ne pourra jamais remplacer ce qu’ils font. Outre lesqualifications qu’ils ont, ils vivent sur le terrain. Ce sont les seulscapables de repérer un tunnel, une brèche ou une intrusion. Ni des caméras, nides avions ni des services de renseignements ne peuvent le faire. Il n’y a queles pisteurs pour cela, sur toutes nos frontières. »
Hadad est responsable de la constitution de l’Unité despisteurs. « Je vis et je respire avec les Bédouins 24 heures sur24 », précise-t-il. « Je pense qu’en tant qu’Etat, nous devons toutfaire pour sauvegarder cette population. Ce sont des gens très bien, trèsloyaux. »
Tsahal compte environ 1 400 Bédouins volontaires,dont plus de la moitié servent dans le commandement du sud. « Notre lienavec la population bédouine est très important », souligne Hadad.« C’est une tradition qui date de la création de l’Etat. »
Il ajoute que, tout comme les membres de la communautébédouine apportent leur contribution à Tsahal, l’armée aide les soldatsbédouins à atteindre un bon niveau d’instruction et à trouver du travail àl’issue de leur service militaire. Elle assiste également les famillesendeuillées ou le nombre considérable de pisteurs handicapés à la suite deblessures survenues pendant leurs missions en première ligne. « Nousfaisons en sorte que tous les soldats ou presque aient au moins bénéficié dedouze années d’instruction et nous leur proposons en outre d’acquérir uneformation universitaire d’ingénierie ou de commerce », affirme-t-il.« Il est vital pour moi de les faire venir dans l’armée. Pour y parvenir,je vais de foyer en foyer. »
Interrogé sur le plan Prawer-Begin, projet récent et trèscontroversé de déplacer certaines parties de la communauté bédouine du Néguev,Hadad affirme que la plupart des Bédouins auxquels il a parlé ne veulent pasêtre assimilés aux manifestants, parmi lesquels se tenaient des militantsbrandissant le drapeau palestinien. « La plupart des Bédouins n’approuventpas ce phénomène. En ce moment même, je me trouve avec deux civils bédouins quime disent que la plupart des manifestants n’étaient même pas bédouins »,ajoute-t-il, faisant référence à des éléments extérieurs qui auraient cherché àexploiter la situation. « Les Bédouins sont loyaux à l’Etat. Je pense quenous devrions faire davantage pour eux dans la sphère civile. L’armée, elle,fait déjà beaucoup. »
Une « loyauté absolue » à Israël
Dans son bureau du quartier général de sa division, prèsd’Eilat, Soualed, dont le père servait lui aussi dans l’Unité des pisteurs,fait écho à ces paroles. « Il y a une loyauté absolue », dit-il.« Nous avons vécu des événements bien plus difficiles que les récentesmanifestations. Les parents soutiennent ceux de leurs enfants qui veulents’engager dans Tsahal. Nous sommes une communauté très forte. Nous vivons dansce pays depuis longtemps. »
Bientôt, la conversation s’engage de nouveau sur lesquestions professionnelles. Interrogé sur les outils dont disposent lespisteurs pour accomplir leur travail (outre leurs sens extrêmement développés),Soualed saisit une torche électrique et une paire de jumelles. « C’est àpeu près tout », affirme-t-il.
Depuis sa jeep, Soualed a également accès au systèmenumérique de l’armée appelé le DGA (Digital Ground Army system), qui génère unecarte d’état-major informatisée montrant en temps réel la localisation desforces amies et ennemies sur le terrain. Toutefois, explique-t-il, « enfin de compte, tout ce dont on a besoin, c’est l’instinct et la capacité àmanœuvrer afin de gagner des endroits auxquels seuls les animaux sauvages commeles renards ou les bouquetins ont accès ».
L’environnement lui-même fournit les outils quimaintiennent les pisteurs à l’affût et leur permettent de voir ce que lesautres ne voient pas. Le fait que les Bédouins viennent d’un environnementrural paisible représente un important avantage. En outre, ils parlent arabe et« ils ont presque la même mentalité que ceux qui sont de l’autre côté,presque les mêmes modes de comportement. Toutes ces choses constituent desavantages pour les pisteurs », affirme Soualed.
« Les terroristes ont beaucoup appris »
Dans quelques jours, l’unité entamera un exercice de deuxsemaines, dont les pisteurs devront tirer des enseignements pour s’améliorer,comme le font au même moment ceux qui sont de l’autre côté de la frontière.« L’ennemi cherche à se perfectionner. Il s’agit en fait d’une batailled’intelligence », souligne Soualed. Les terroristes qui tentent des’infiltrer deviennent de plus en plus experts dans l’art de dissimuler leurstraces.
Soualed refuse de nous en dire davantage sur la façondont les pisteurs affrontent cette difficulté, sécurité oblige. Il se contentede signaler que l’apprentissage se fait toujours sur le terrain, « et nondans une salle de classe. Ces dernières années, les terroristes ont beaucoupappris et ils ont évolué. Alors nous aussi, nous apprenons et nous évoluons.
« Il faut voir tout cela comme un puzzle. Nousassemblons des morceaux pour produire un tableau d’ensemble. Nous ramassonstoutes sortes de mini-pistes. Nous ne travaillons jamais seuls : lespisteurs se déplacent par équipes de deux ou trois. Cela donne une vision etdes perspectives plus grandes. Et nous recevons toujours le concours d’unofficier de la branche opérationnelle. « Dans une certaine mesure, nousœuvrons en collaboration avec le monde du renseignement. Mais nous n’avons pasbesoin de savoir absolument tout. »
Les poursuites durant généralement trois ou quatre jours,les pisteurs sont souvent en mission. Chacun d’eux doit se tenir prêt à partirdans le désert à tout moment.
Posté avec nous sur une hauteur qui domine Eilat et leseaux cristallines de la mer Rouge, Soualed sourit ; les vacanciers de lastation balnéaire qui s’étend en contrebas, dit-il, n’ont certainement pasconscience de tout ce que fait l’armée pour protéger la ville.« Et c’est une ville que j’ai fini par beaucoupaimer… » confie-t-il.
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