Dès les premières pages, l’auteur projette le lecteur dans unmonde aux couleurs sépia, précaire, et appelé à disparaître pour laisser laplace à un tout autre décor. La Pologne, puis la Lituanie des années trente,sous la menace de l’invasion allemande, portent déjà les couleurs du passé.
Lucek, fringant jeune homme issu de la bonne bourgeoisie juive polonaise plusou moins assimilée, coule des jours doux – et éphémères – dans le coconfamilial. Le père, industriel, est farouchement attaché à la patrie. Lafamille, respectée, opulente, est, du reste, peu concernée par l’antisémitisme.
N’est-elle pas parfaitement intégrée ? Son destin va pourtant rejoindre celuide nombre de Juifs d’Europe de l’Est de l’époque : Lucek et les siens vontdevenir rapidement des réfugiés, des apatrides, obligés de gagner la Lituanieet Vilnius afin d’échapper à l’avancée allemande.
Là, un seul visa de transit russe sera accordé à la famille, permettant derallier Shanghai – dernier territoire exotique en diable, qui accueille encoresans rechigner la foule des réfugiés – via le Japon. Il sera pour Lucek. Cejeune homme de 17 ans, parfaitement ignorant des turpitudes de ce monde estalors projeté d’un coup dans la réalité d’une guerre qui ne fait de cadeau àpersonne. Brutalement arraché aux siens et jeté dans un train qui l’acheminevers l’Extrême-Orient.
Le monde de l’insouciance est terminé. Pour combien de temps part-il ? Quandreverra-t-il les siens ? Des questions lancinantes qui vont ronger le jeunehomme durant cinq ans comme de l’acide.
Sylvie Ramir, l’auteure, a su admirablement recréer, sous une plume trèsdocumentée, un univers très proche du « Casablanca » de Michaël Curtiz. Elleévoque toute une faune, haute en couleurs et attirée pour de multiples raisonspar ce Far West asiatique. Dans ce Shanghai colonialiste où les grandespuissances européennes ont pris place dans des concessions proprettes, ons’amuse, on s’étourdit, on s’encanaille pour mieux tordre le cou à la réalitéde la guerre.
Sylvie Ramir est à l’aise dans la fresque. Et dans la peinture de ces êtresdéracinés, qui partent doucement à la dérive, qui ont pour point commun d’êtreen transit, d’être des précaires de la vie. On est en pleine seconde guerremondiale, certes, et le génocide en Europe constitue la toile de fond de cepetit théâtre de la survie.
Mais le sujet nous emmène bien au-delà, vers une peinture saisissante d’un microcosme,d’une arche de Noé humaine, où, Juifs de toutes nationalités, russes, chinois,japonais et français cohabitent tant bien que mal. Et si l’auteure nous donneparfois l’impression de délaisser son personnage principal pour se laisserentraîner dans les bas-fonds du petit monde qu’elle décrit, elle n’en finit pasd’intriguer.
Les transitions sont parfois un peu abruptes, mais Lucek est récupéré à chaquestation-chapitre du récit qui peint sans détour sa dérive.
Ville de la permissivité, de la réclusion forcée, ghetto de luxe,Shanghai enveloppe d’un manteau d’oubli les exilés de tous bords qui s’envêtent : opium, sexe, vie nocturne débridée, décadente. Pour ceux qui en ontles moyens, comme le jeune Lucek, Shanghai offre toute une gamme d’expédientsqui anesthésient. Une descente aux enfers avant de rejoindre son « last stop »à lui : la zone restreinte réservée aux Juifs. Vivre dans un taudis, devenirpauvre va se révéler être une claque salutaire. Lucek se réveille, sort de ladrogue pour regarder enfin en face la réalité et appréhender le pire : lapossibilité de la perte des siens.
Une oeuvre qui se lit d’une traite, et emmène loin celui qui choisit de s’yplonger. Passage à l’âge adulte, perte de l’innocence, nostalgie douloureused’un paradis où on n’avait pas à frayer avec la solitude, Lucek, un juif àShanghai, 1941‑1946, donne à entendre ce sanglot silencieux et pudique desdésespérés.
Sylvie Ramir, Lucek, un juif à ,1941-1946, Bayard